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Russie-Ukraine : comment les néoconservateurs font la loi dans les médias français

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1 août 2023

Temps de lecture : 8 minutes
Accueil | Veille médias | Russie-Ukraine : comment les néoconservateurs font la loi dans les médias français

Russie-Ukraine : comment les néoconservateurs font la loi dans les médias français

Temps de lecture : 8 minutes

Pre­mière dif­fu­sion le 14 avril 2023

Nous publions une tribune de Rodolphe Cart, parue le 6 avril 2023 sur le site de la revue Éléments. Certains sous-titres sont de notre rédaction.

Cela fait plus d’un an que la majorité des médias de grand chemin ont fait le choix du sou­tien à l’Ukraine et du dén­i­gre­ment de la Russie. Pourquoi les VRP de l’atlantisme ont-ils si facile­ment porte ouverte dans les médias français ?

Néo-conservatisme ?

Une chose est sûre : traiter un sujet de façon binaire n’est jamais un signe de bonne san­té intel­lectuelle. Et Nat­acha Polony, dans un récent édi­to sur le sujet, a bien rai­son de railler « un an d’escroquerie intel­lectuelle » offert par la classe médi­a­tique française. Aus­si, dans ce papi­er, un mot retient notre atten­tion : « néo­con­ser­vatisme ». La direc­trice de Mar­i­anne n’hésite alors pas à par­ler de « tri­bune libre » accordée aux « représen­tants les plus forcenés » de ce courant. Mais qui sont ces hommes qui ont leur rond de servi­ette dans les médias ? Et déjà, qu’est-ce que le néoconservatisme ?

L’Europe contre la nouvelle Carthage

Pour com­pren­dre ce qu’est le néo­con­ser­vatisme, il faut revenir sur l’histoire améri­caine. Si les occi­den­tal­istes aiment à répéter que les États-Unis sont un pro­longe­ment de l’Europe, ils omet­tent sou­vent de pré­cis­er que ce pays s’est aus­si con­stru­it et pen­sé comme une néga­tion de la terre de leurs ancêtres. Même s’ils sont par­tis avec toute une masse et une par­tie de la cul­ture européenne, les États-Unis ont tou­jours eu, et cela depuis le début de leur exis­tence, le désir de se scinder d’avec le Vieux Con­ti­nent. C’est pour cela que Dominique Ven­ner par­lait de « bâtard enrichi et renégat ».

Con­sid­érant qu’ils habitaient une terre promise, ce sont les Pères pèlerins qui ont coupé les ponts avec l’Europe. Dans Our Coun­try, un mis­sion­naire du nom de Josi­ah Strong affir­mait que « la race anglo-sax­onne a été élue par Dieu pour civilis­er le monde ». Le 2 décem­bre 1823, la déc­la­ra­tion du prési­dent Mon­roe qui affirme la volon­té des USA d’écarter les puis­sances européennes du Nou­veau Monde est un aveu de ce divorce à venir.

La « destinée manifeste »

C’est en août 1845 que le jour­nal­iste O’Sullivan util­isa, pour la pre­mière fois, le terme de « des­tinée man­i­feste » pour légitimer la guerre que les États-Unis pré­paraient con­tre le Mex­ique. Il expli­quait : « Notre des­tinée man­i­feste con­siste à nous éten­dre sur tout le con­ti­nent que nous a alloué la Prov­i­dence, pour le libre développe­ment de nos mil­lions d’habitants qui se mul­ti­plient chaque année. » Bien qu’au départ les États-Unis se soient con­sid­érés comme le « vil­lage sur la colline », les pre­mières décen­nies du XXe siè­cle sym­bol­isèrent une rup­ture de ce principe. Doré­na­vant con­va­in­cus de leur rôle de « civil­isa­teur », Woodrow Wil­son et F. D. Roo­sevelt incar­nèrent ces fig­ures impéri­al­istes d’une Amérique se pro­je­tant sur l’extérieur.

Bien que sa chute soit annon­cée depuis 1945, les États-Unis sont objec­tive­ment une puis­sance excep­tion­nelle qui tient grâce à sa capac­ité d’innovation tech­nique et son hégé­monie économique mon­di­ale. Sa force provient en par­tie de ces ambiva­lences : État-con­ti­nent et maître de la tha­las­socratie anglo-sax­onne ; nation super­sti­tieuse faisant preuve d’un grand prag­ma­tisme ; pre­mière puis­sance mil­i­taire et maître du soft-pow­er ; île qui a le « don » d’ubiquité. Cette puis­sance lui a servi, depuis les trois derniers siè­cles, à pro­mou­voir ces mythes et représen­ta­tions qui don­nent à ce peu­ple le sen­ti­ment qu’il est une « excep­tion ». Le général de Gaulle dis­ait en 1956 à Ray­mond Tournoux : « L’Amérique, c’est Carthage… Ce qui change tout, c’est que l’Amérique n’a pas de Rome en face d’elle. »

Néocons contre conservateurs old school

Depuis 1970, le néo­con­ser­vatisme est une mou­vance com­posée pour l’essentiel de jour­nal­istes, de poli­tiques et de con­seillers. Orig­i­naires du camp des démoc­rates, les « néo­cons » se ral­lièrent aux répub­li­cains lors de l’élection de Ronald Rea­gan. En revanche, il faut bien dis­tinguer les néo­cons des con­ser­va­teurs, car si les pre­miers sont par­ti­sans d’une poli­tique étrangère inter­ven­tion­niste, les sec­onds penchent plutôt pour l’isolationnisme.

Tout part d’un con­stat : le sys­tème inter­na­tion­al est à l’état de nature anar­chique (Hobbes). C’est pour cela que les États-Unis, dont la mis­sion his­torique est d’exporter la démoc­ra­tie, doivent instau­r­er un ordre plané­taire d’inspiration libérale. Les deux fig­ures mod­ernes de ce courant, Robert Kagan et William Kris­tol, affir­maient dans un arti­cle de 1996 qu’il fal­lait une volon­té poli­tique pour établir « une hégé­monie bien­veil­lante des États-Unis ». Dis­ci­ples du philosophe Leo Strauss – même si la lec­ture qu’ils en font est sujette à dis­cus­sion –, les néo­con­ser­va­teurs sont par­ti­sans de l’usage de la force et con­sid­èrent avec dédain la morale qu’ils dénon­cent comme une « super­struc­ture » menteuse.

Néo-conservateurs de Washington

Chose impor­tante : le néo­con­ser­vatisme est le pro­duit d’intellectuels urbains de Wash­ing­ton au con­traire des hommes plus enrac­inés du par­ti con­ser­va­teur. Les néo­cons méprisent les con­ser­va­teurs qui restent attachés au « bon sens » de l’Amérique et qui se con­sid­èrent comme les représen­tants du « pays réel ». Si les néo­cons se sont mon­trés favor­ables aux dépens­es mil­i­taires et au ren­force­ment du dirigisme de l’État, les con­ser­va­teurs, quant à eux, sont plus hos­tiles au cen­tral­isme de la cap­i­tale. Lors des dernières guer­res menées par les USA, ce sont les libéraux, plus que les électeurs de droite, qui ont cau­tion­né la poli­tique étrangère mus­clée de ces idéologues.

Une origine de gauche

Un des para­dox­es de ce courant est qu’il prend sa source à gauche. « Le père fon­da­teur du courant, Irwing Kris­tol, écrivait en 1983 être tou­jours fier d’avoir adhéré en 1940 à la Qua­trième Inter­na­tionale et d’avoir con­tribué à New Inter­na­tion­al et Par­ti­san Review », relève John Laugh­land. Ce tro­pisme de gauche est un mar­queur de l’Inter­na­tionale néo­con­ser­va­trice. Par exem­ple, au Roy­aume-Uni, longtemps les deux « fau­cons » les plus durs de ce mou­ve­ment (Melanie Philips et Stephen Pol­lard) en étaient issus. En France, on ren­con­tre le même phénomène avec des hommes comme Daniel Cohn-Ben­dit, Raphaël Enthoven, Romain Goupil, Pas­cal Bruck­n­er, Glucks­man père et fils et Bernard-Hen­ri Lévy.

La lente soumission de la France à l’anglosphère

Win­ston Churchill avouait au général de Gaulle : « Rap­pelez-vous ceci, mon Général, entre l’Europe et le grand large, nous choisirons tou­jours le grand ! » La cam­pagne d’Irak (2003) fut un par­fait exem­ple de cet aver­tisse­ment. En plus d’avoir rou­vert les vannes de la fran­co­pho­bie après le veto français à l’ONU, l’envoi de troupes améri­caines, bri­tan­niques et aus­trali­ennes sym­bol­i­saient cette volon­té de faire naître une « alliance éco­nom­i­co-poli­tique essen­tielle­ment anglo­phone, mais à voca­tion mon­di­ale » (Laugh­land).

Devoir d’ingérence

Cela n’est pas nou­veau. L’idée d’un « devoir d’ingérence »est au fonde­ment de l’impérialisme améri­cain qui, dès 1945, s’incarna sur le con­cept de « state build­ing ». De l’Europe d’après-guerre jusqu’à l’intervention en Afghanistan, c’est sur la ruine des anci­ennes nations que l’Amérique mis­ait pour met­tre sur pied un « nou­v­el ordre mon­di­al ». Après la chute de l’Union sovié­tique, un doc­u­ment du Pen­tagone (le « rap­port Wol­fowitz ») annonçait que Wash­ing­ton devait désor­mais « con­va­in­cre d’éventuels rivaux qu’ils n’ont pas besoin d’aspirer à jouer un plus grand rôle, région­al ou glob­al ». Depuis, plus rien n’arrêta les États-Unis qui enchaîneront, au mépris des États européens et de leurs adver­saires (Russie, Chine, Iran), la guerre du Koso­vo (1999), l’Irak (2003), le con­flit Géorgien (2008) et l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

« Avec moi, ce sera la fin d’une forme de néo­con­ser­vatisme importée en France depuis dix ans. » Cette phrase, même si cela paraît sur­prenant, fut celle du prési­dent Macron en 2017. Désir­ant revenir à l’héritage gaul­lo-mit­teran­di­en, voire chi­raquien, Macron annonçait engager la France selon une autre voie que celle prise par ses prédécesseurs – notam­ment celle de Sarkozy en Libye et de la ligne Hol­lande-Fabius en Iran puis Syrie.

Or, depuis des années la France a accep­té, sauf à de rares excep­tions, l’abandon de son indépen­dance en suiv­ant les inter­ven­tions anglo-sax­onnes. Si l’interventionnisme fut aus­si une tra­di­tion française (RDC, ex-Yougoslavie et Côte d’Ivoire), on con­state un change­ment depuis Sarkozy et Hol­lande. Depuis son retour dans le giron atlantiste, la France perd peu à peu sa voix dans le con­cert des nations. Si le gaullisme se car­ac­téri­sait par une recherche d’équidistance entre les États-Unis et la Russie, depuis le déclenche­ment du con­flit rus­so-ukrainien, cette ten­ta­tive d’équilibre a sauté au prof­it d’un aligne­ment sur l’Oncle Sam.

BHL et sa clique de va-t-en-guerre

Si le camp nation­al oscille entre Kiev et Moscou – voir des per­son­nal­ités comme Thier­ry Mar­i­ani, les sou­verain­istes ou Pierre de Gaulle –, la gauche, quant à elle, a rejoint en masse le camp ukrainien, même si cer­tains mem­bres du par­ti com­mu­niste ou des indi­vid­u­al­ités comme Emmanuel Todd por­tent une voix dif­férente. En règle générale, le gros de la troupe de l’extrême cen­tre (de EELV au LR) s’est drapé de l’étendard bleu-jaune. Mais c’est surtout la gauche libérale qui forme l’avant-poste des néo­cons français avec par exem­ple Ben­jamin Had­dad, qui, avant de devenir député Renais­sance, représen­tait les intérêts améri­cains en Europe pour Atlantic Council.

Chef de file de cette coali­tion, BHL est l’incarnation de ces son­neurs de tam­bours de guerre. Pro­mo­teurs de toutes les dernières inva­sions améri­caines, ces « bonnes âmes » n’hésitent pas à en appel­er à de nou­velles batailles et destruc­tions. Tout le battage pub­lic­i­taire autour du dernier film de BHL témoigna de la puis­sance de ce clan dans le monde médi­a­tique, et gare au sédi­tieux qui remet­tait en cause cette mobil­i­sa­tion en faveur de l’Ukraine. Attaquant en essaim sur les plateaux de télévi­sions (LCI, France 2), les mati­nales de radios (France Inter et RTL) et les édi­to­ri­aux des mag­a­zines (Paris­MatchL’Express), ces « intel­lectuels » enchaî­nent les dia­tribes bel­li­cistes au nom des « valeurs de l’occident », de la défense de l’Europe et du « monde libre ». Dans un arti­cle pour Le Monde diplo­ma­tique, Serge Hal­i­mi et Pierre Rim­bert par­lent même d’un « ton de croisade » et d’une « absence de plu­ral­isme ». Lacan aimait dire que Kant n’allait jamais sans Sade ; si les néo­cons sont moraux, c’est qu’ils y pren­nent sûre­ment du plaisir.

Source : revue-elements.com