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Journalistes-conseils : une relation incestueuse ?

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3 avril 2023

Temps de lecture : 6 minutes
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Journalistes-conseils : une relation incestueuse ?

Temps de lecture : 6 minutes

Entretiennent-ils des relations incestueuses ? Certains journalistes de France Info se sont faits récemment épinglés pour cumuler des activités de conseils avec leur emploi de journaliste. Une double activité qui soulève la question de l’influence de certains de leurs clients sur leurs prises de position à l’antenne. Retour sur un problème épineux, et pas vraiment nouveau, dont la mise en lumière ne fait que commencer…

Olivier de Lagarde : de recyclages …

Olivi­er de Lagarde, présent à l’antenne de France Info depuis plus de trente ans, n’est pas seule­ment le rédac­teur en chef adjoint de la radio : prési­dent réélu de Press club de France, l’homme de 57 ans est aus­si prési­dent d’une entre­prise de con­seils dont il est passé de gérant à prési­dent (en 2018). Créée le 16 avril 2008, La Garde Con­seil, œuvrant dans le domaine des rela­tions publiques et com­mu­ni­ca­tion, revendique pour l’année 2020 un chiffre d’affaires de 83 700 euros, con­tre 155 000 en 2019, 145 000 en 2018 et 139 000 en 2017.

Est-ce au titre de son entre­prise que Lagarde a présen­té la cap­sule, à l’occasion de la 5ème con­férence sur les métiers de l’immobilier à Nantes le 6 octo­bre dernier, avec Thier­ry Cotil­lard, prési­dent de Per­ifem (fédéra­tion rassem­blant l’ensemble des acteurs de la dis­tri­b­u­tion) ? Quoiqu’il en soit, le lende­main, le jour­nal­iste rece­vait dans sa chronique de l’invité éco, le même Thier­ry Cotil­lard, relayant « l’appel au sec­ours » des entre­pris­es face à la hausse des coûts de l’énergie. Ce « recy­clage » des activ­ités par­al­lèles du jour­nal­iste dans sa chronique de France Info a déplu à Vin­cent Giret, patron de l’information, qui a tenu à rap­pel­er que « toute ani­ma­tion doit “faire l’ob­jet d’une demande auprès du respon­s­able hiérar­chique et du secré­taire général aux rédac­tions. La dou­ble val­i­da­tion est néces­saire pour obtenir l’ac­cord de Radio France. »

…en petits services

L’affaire ne s’arrête pas là : le jour­nal­iste à la tête de Press Club de France aurait égale­ment con­sacré des for­mats courts (Ça nous mar­que) à dif­férents acteurs dépen­dant du groupe Accor (notam­ment Ibis ou Novo­tel) alors même que le Press Club est hébergé à titre gra­cieux par ce groupe. De menus clins d’œil au groupe Accor, que le jour­nal­iste a aus­si fait à l’égard d’entreprises adhérentes du Club. Si la branche CGT du syn­di­cat des jour­nal­istes a déploré « une faib­lesse déon­tologique de la direc­tion, surtout lorsque ces pra­tiques sont le fait de jour­nal­istes vis­i­bles », la branche FO a rap­pelé que ces activ­ités « entr[aie]nt dans les clous puisqu’il les déclar[ait] aux chefs et que ces derniers ne les inter­dis[ai]ent pas ».

Les con­nivences entre les entre­pris­es et le jour­nal­iste restent dif­fi­ciles à déter­min­er : qu’un jour­nal­iste puisse se servir des réseaux qu’il s’est créés dans le cadre d’une autre activ­ité ne sem­ble pas irréguli­er tant que cela ne sert pas à faire la pro­mo­tion de sa pro­pre entre­prise. En revanche, la pro­mo­tion d’un groupe ren­dant ser­vice au Club qu’il dirige ou aux entre­pris­es adhérentes de celui-ci entre en directe con­tra­dic­tion avec la Charte de déon­tolo­gie de la pro­fes­sion (telle qu’elle a été adop­tée par le Comité nation­al en mars 2011 à l’occasion du 93e anniver­saire du Syn­di­cat Nation­al des Jour­nal­istes), qui rap­pelle que « l’intégrité […] l’impartialité [comptent par­mi] les piliers de l’action jour­nal­is­tique ».

Doubles casquettes : entre passions et précarité

L’usage de dou­bles cas­quettes n’est pas exclusif à Olivi­er de Lagarde. Son con­frère Frédéric Beni­a­da, offi­ciant comme lui sur l’antenne de France Info (mais aus­si à France Inter) depuis plus de trente ans, cumule ses activ­ités pour le ser­vice pub­lic avec des piges pour le Jour­nal de l’aviation, un média faisant la pro­mo­tion du secteur aérien. Une pro­mo­tion vraisem­blable­ment liée à la pas­sion que ce pilote (à ses heures per­dues) porte à ce milieu et qui lui a valu un blâme de sa hiérar­chie qui voy­ait d’un mau­vais œil la pub­lic­ité faite aux grands patrons de l’aviation sur le ser­vice pub­lic. Si cette mise en lumière n’avait rien d’illégale, la con­tri­bu­tion du jour­nal­iste à l’entreprise de com­mu­ni­ca­tion Aloa Com­mu­ni­ca­tion de 2006 à 2009 demeure plus con­testable en ter­mes de déon­tolo­gie jour­nal­is­tique, ce qu’a d’ailleurs admis le prin­ci­pal intéressé.

Pour d’autres, ce n’est pas la pas­sion mais bien la fragilité du statut de leur emploi qui les aurait con­duits à créer leur pro­pre entre­prise : Emmanuel Lan­glois, Emmanuel Cugny comme Philippe Duport dis­posent d’une entre­prise qui leur per­met de com­pléter leurs revenus et de créer des ponts entre les acteurs des domaines qu’ils ren­con­trent et leurs chroniques. Des liaisons peut-être dan­gereuses, mais non illé­gales, notam­ment en regard de leur statut : en CDD depuis douze ans, Duport le souligne d’ailleurs assez juste­ment : « cette fragilité pro­fes­sion­nelle peut bien me con­fér­er quelques lib­ertés ! Et jusqu’à présent, les CDD n’avaient pas à ren­dre compte de leurs activ­ités extérieures ». De même, Cugny de soulign­er : « Si j’é­tais inté­gré à Radio France, ma boîte n’au­rait plus de rai­son d’être, mais il se trou­ve que je ne suis pas fonc­tion­naire »

Quelques réflexions en guise de conclusion

Pas illé­gal mais éminem­ment déli­cat, l’emploi de dou­bles cas­quettes com­mu­ni­ca­tion et média soulèvent deux prob­lèmes : en pre­mier lieu, celui de la pré­car­ité de l’emploi de jour­nal­iste. Pigistes payés au lance-pierre, con­tribu­teurs effec­tu­ant des temps-plein déguisés, chroniqueurs cumu­lant des dizaines d’années de CDD… : dans de telles con­di­tions, qui ne per­me­t­tent pas de pré­ten­dre à des sit­u­a­tions sta­bles (notam­ment en matière de loge­ment), il sem­ble peu éton­nant que cer­tains jour­nal­istes se tour­nent vers d’autres activ­ités pour arrondir leurs fins de mois.

Néan­moins, l’appétence de ce milieu pour le domaine de la com­mu­ni­ca­tion soulève un véri­ta­ble prob­lème en ce que la Charte de déon­tolo­gie présen­tée par le Syn­di­cat des jour­nal­istes dis­pose qu’un « jour­nal­iste digne de ce nom […] refuse et com­bat, comme con­traire à son éthique pro­fes­sion­nelle, toute con­fu­sion entre jour­nal­isme et com­mu­ni­ca­tion ». S’il ne s’agit pas d’un texte juridique­ment con­traig­nant, cette charte de référence tend à rap­pel­er les rela­tions inces­tueuses que con­stituerait une trop grande prox­im­ité entre des travaux con­joints dans le jour­nal­isme et la com­mu­ni­ca­tion. L’urgence d’éclaircir de telles rela­tions appa­raît donc désor­mais comme une néces­sité d’ordre déon­tologique dont la pro­fes­sion ferait bien de s’emparer. Le Directeur de France Info a d’ailleurs assuré pren­dre l’affaire « très au sérieux » et a pro­posé de faire un « état des lieux » sur le sujet.