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Frontex : un géant entravé par l’UE et les médias

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27 décembre 2022

Temps de lecture : 9 minutes
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Frontex : un géant entravé par l’UE et les médias

Temps de lecture : 9 minutes

Est-ce vraiment un hasard si c’est au cœur de Varsovie que l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, mieux connu sous son acronyme français FRONTEX, a élu domicile ? Ses bureaux sont logés dans l’imposante Warsaw Spire, elle-même surplombant la bien-nommée « Europejski Plass », véritable épicentre du quartier d’affaires de la capitale polonaise.

Frontex : un géant entravé par l'UE et les médiasSi le curieux tient absol­u­ment à fil­er la métaphore, il pour­rait trou­ver qu’elle s’élève comme un rem­part de verre et d’acier au som­met duquel les vigies pour­raient apercevoir des armées enne­mies (il s’agit, après tout, de la troisième tour la plus haute du pays). Mais c’est là que la fan­tas­magorie du flâneur s’arrête : au XXIe siè­cle, il n’est plus guère ques­tion d’armées, de divi­sions ou de hordes, mais d’embarcations de for­tunes, de tentes et d’ONG. Plus de stratégie mil­i­taire et de déplace­ments coor­don­nés, mais un afflux autant spon­tané qu’inépuisable de fig­ures que Jean Ras­pail décriv­it, en son temps, avec acuité dans son Camp des Saints. Aus­si, le choix de Varso­vie n’en reste pas moins intriguant.

N’est-ce pas depuis cette ville, et sa rési­dence d’été de Wilanów, que par­tit Jean Sobies­ki pour sauver les Hab­s­bourg et l’Europe entière lors du siège de Vienne par les turcs en 1683 ? N’est-elle pas, cette ville, con­tin­uelle­ment per­due et reprise, aux Sué­dois aux XVIIe, puis aux Alle­mands et aux Russ­es aux XIXe et XXe siè­cles ? La sym­bol­ique est séduisante, mais ne se suf­fit mal­heureuse­ment pas à elle-même. Elle s’accompagne en effet d’une expli­ca­tion plus prosaïque : de Varso­vie, nous sommes à équidis­tance des Balka­ns occi­den­taux et des pays baltes, deux aires régionales à sur­veiller comme le lait sur le feu. À quelques cen­taines de kilo­mètres, nous sommes en présence des deux états hos­tiles au bloc atlan­tique et aux valeurs qu’il char­rie : la Biélorussie d’Aleksandr Lukachenko à l’Est et la Russie de Vladimir Pou­tine, via l’enclave de Kalin­ingrad, au Nord-Est. Si les États ont la poli­tique de leur géo­gra­phie, pour repren­dre la for­mule canon­ique de Napoléon, il est heureux que les fonc­tion­naires européens qui ont présidé à la nais­sance de FRONTEX aient eu la présence d’esprit de l’inscrire au cœur de l’action, à prox­im­ité presque immé­di­ate de ces « fron­tières externes », et non dans un énième plac­ard brux­el­lois ou amsterdamois.

Preuve en a été le com­porte­ment très proac­t­if de l’agence lors de la crise biélorusse en 2021 ou du con­flit ukrainien en 2022 où elle n’a jamais hésité à pro­pos­er ses effec­tifs et son exper­tise au gou­verne­ment polonais.

Acces­soire­ment, le lecteur et le touriste com­pren­dront aisé­ment qu’il se trou­ve peu d’endroits où la ligne de démar­ca­tion entre l’Ouest et l’Est est aus­si pal­pa­ble que dans cette ville, surtout depuis que la guerre en Ukraine a ravivé les vieilles dichotomies. Cette fron­tière, surim­primée dans les esprits, se ren­con­tre partout. Dites à une femme polon­aise qu’elle ressem­ble à une Alle­mande, elle s’en sen­ti­ra offen­sée car, pour elle, « Alle­mande » est syn­onyme de « femme laide » ; dites-lui qu’elle est Russe, et l’interaction tourn­era court sans même qu’elle sente le besoin de se jus­ti­fi­er, tant la femme russe est jugée peu indépen­dante et dés­espéré­ment à la recherche d’un mari qui l’entretiendra. Par­lez russe dans les trans­ports en com­mun, vous vous exposerez à des regards dés­ap­pro­ba­teurs ou, dans le pire des cas, à des invec­tives. Les Polon­ais repren­nent inlass­able­ment leurs inter­locu­teurs étrangers lorsqu’ils se hasar­dent à par­ler d’« Europe de l’Est » en évo­quant leur pays, terme auquel ils préfèrent naturelle­ment celui d’« Europe Cen­trale ». Il va sans dire que les Polon­ais regar­dent spon­tané­ment vers l’Ouest dès qu’il est ques­tion de cul­ture, d’opportunités pro­fes­sion­nelles, de tourisme, cette préférence allant par­fois de pair avec un cer­tain dédain pour les pays des Balka­ns et d’Europe orientale.

Ain­si, non seule­ment Fron­tex, agence la mieux dotée de l’UE (1 mil­liard d’euros prévu pour l’année 2022) est placée sur une ligne de crête géo­graphique mais se trou­ve elle-même à la croisée des chemins : con­tin­uera-t-elle à accroître ses effec­tifs et ses champs de com­pé­tence pour devenir pro­gres­sive­ment l’organe fédéral de défense de l’Europe ou bien est-elle des­tinée à être éter­nelle­ment ce géant entravé par les médias, par ses autorités de tutelle, par les ONG ? Sera-t-elle tou­jours l’enfant mal-aimé de la diplo­matie européenne ?

Le Soleil se lève à l’Est. Genèse

L’acte de nais­sance de l’agence coïn­cide avec le plus impor­tant élar­gisse­ment de l’histoire de l’UE : en 2004, ce ne sont pas moins de dix pays qui vien­nent gar­nir ses rangs, dont huit sont issus de l’ex-Union sovié­tique et de l’ancienne Yougoslavie : la Pologne, la République tchèque, la Hon­grie, la Slo­vaquie, la Slovénie, la Let­tonie, la Litu­anie. Autant de nou­velles fron­tières à sur­veiller, d’autant plus que la plu­part de ces États sont jeunes, cap­i­tal­istes de fraîche date et ne dis­posent pas tou­jours des moyens tech­nologiques et logis­tiques pour sur­veiller leurs fron­tières, ce qui en fait des voies de pas­sages priv­ilégiées pour les crim­inels. En effet, depuis Schen­gen, les fron­tières internes des pays mem­bres sont qua­si­ment virtuelles, d’où la néces­sité de redou­bler d’attention le long de ces mil­liers de kilo­mètres de nou­velles fron­tières, dites externes. Sans sur­prise, c’est chez ces nou­veaux mem­bres que l’on trou­vera la plus forte demande pour prévenir et sur­veiller les activ­ités illé­gales aux fron­tières et cela avant même que l’adhésion ne soit for­mal­isée. Pour les loco­mo­tives économiques de l’Union, la peur d’une migra­tion incon­trôlée émanant de ces nou­veaux mem­bres a sans doute fait égale­ment office de catal­y­seur poli­tique. Plus insi­dieuse­ment, il est aus­si ques­tion de se dépar­tir des lég­is­la­tions nationales en matière d’asile et de con­trôle migra­toire, jugées trop restric­tives et influ­ençables, pour trans­fér­er ses com­pé­tences à une agence supra­na­tionale. Celle-ci serait moins compt­able de ses actions devant les par­lements nationaux, jouant par là le rôle de para­pluie pour des États mem­bres qui ont rarement les coudées franch­es sur ces domaines poli­tique­ment clivants. (…)

Frontières géographiques, frontières mentales

Il en va de l’économie comme de la sécu­rité et, s’agissant de cette dernière, la demande n’est pas tou­jours uni­for­mé­ment répar­tie dans l’U.E. Tant et si bien que l’on retrou­ve des posi­tions antag­o­nistes entre le Sud et l’Est, générale­ment acquis à Fron­tex, et le Nord et l’Ouest, plus scep­tiques envers le man­dat de l’agence et plus portés sur un respect scrupuleux des fameux droits-de‑l’homme. Deux des récents enne­mis déclarés de Fron­tex sont la sué­doise Ylva Johans­son, Com­mis­saire aux affaires intérieures, et la hol­landaise Tineke Strik, rap­por­teur de la Com­mis­sion d’enquête sur Fron­tex dili­gen­tée par le Par­lement européen. Sans omet­tre le Danois Jonas Grimhe­den, chef du corps interne de com­mis­saire aux droits de l’homme au sein de Fron­tex, corps imposé par le Par­lement pour garder Fron­tex dans son giron. Ce sont les pays scan­di­naves qui, entre 2001 et 2003, au moment où se tenait le cycle de négo­ci­a­tions menant à la créa­tion de l’agence, ont exprimé les plus fortes réserves. Cette dichotomie se reflète même dans l’organigramme de l’agence : les per­son­nels opéra­tionnels sont com­posés majori­taire­ment de ressor­tis­sants d’Europe cen­trale et ori­en­tale, tan­dis que Français et Alle­mands occu­pent les postes de direction.

Sur le terrain

Dans son étude con­sacrée à Fron­tex, Nina Perkows­ki rap­porte les témoignages qu’elle a obtenu de la bouche du per­son­nel de Fron­tex, qu’on sup­pose sans peine être plutôt est-européen, dépêché à la fron­tière bul­gare-turque lors de l’opération Posei­don en 2014 : « Lors de mes entre­tiens avec les agents invités près de la fron­tière ter­restre bul­garo-turque, les droits de l’homme et les préoc­cu­pa­tions human­i­taires étaient pra­tique­ment absents de leurs dis­cours. Les agents insis­taient sur la néces­sité « d’attraper les crim­inels », et le phénomène de migra­tion était perçu comme une men­ace devant être con­trar­iée aus­si près de la fron­tière que pos­si­ble. Sinon, les « migrants » con­tin­ueraient d’avancer et seraient de plus en plus dif­fi­ciles à « attrap­er ». Selon un agent invité, les « migrants » étaient « l’un des plus gros prob­lèmes de l’UE » : « ils sont là, ils créent des prob­lèmes, ils sont impliqués dans toutes sortes d’activités crim­inelles ce genre de choses. » Ils ont ensuite déclaré vouloir « le moins de [migrants] pos­si­ble ». Leur col­lègue est inter­venu en dis­ant que « ils ne sont pas tous générale­ment perçus comme des crim­inels poten­tiels. Je suis sûr qu’une per­son­ne qui a décidé de quit­ter son pays doit vivre des moments dif­fi­ciles. » Ils ont toute­fois ajouté que la planète était vaste et que tout le monde ne pou­vait pas venir vivre en Europe. Les fron­tières exis­tent pour une raison ».

Des pro­pos qui, on l’imagine sans peine, vont à l’encontre de ceux qui pré­va­lent au Par­lement européen et à la très mil­i­tante Com­mis­sion des lib­ertés civiles, de la jus­tice et des affaires intérieures (LIBE), habituée à pro­duire des rap­ports à charge con­tre la Hon­grie (rap­port Sar­gentin) et la Pologne (rap­port Lopes Aguilar) et dont l’ambition avouée est de châti­er Fron­tex, ain­si que tous les États qui oseraient braver l’ordre européen établi.

Canard boiteux

Cette hémi­plégie struc­turelle, qui puise ses racines dans l’histoire longue de ces régions d’Europe, fait de Fron­tex, et presque mal­gré elle, un canard boi­teux : si ce sont les pays d’Europe de l’Est qui ont le plus fait pour sa fon­da­tion, ils sont aujourd’hui oblig­és de refuser son aide, tant le car­can human­i­tariste qui la lig­ote représente une entrave dans le cadre d’interventions de police.

Ain­si, Fron­tex a peu à peu déserté les fron­tières mag­yaro-serbe et bul­garo-turque, points de pas­sages les plus cou­rus par les clan­des­tins au plus fort de la crise de 2015–2016, et a reçu une fin de non-recevoir de la part du gou­verne­ment polon­ais lorsqu’elle lui a pro­posé son aide pour juguler l’afflux de migrants venus de Biélorussie en 2021. Cela marche aus­si dans l’autre sens : au début de l’année 2021, l’agence décide cess­er toute col­lab­o­ra­tion avec la Hon­grie à sa fron­tière ori­en­tale suite à un arrêt de la CJUE jugeant que le pays avait procédé à des expul­sions illé­gales vers la Ser­bie. En 2016 pour­tant, alors que des ONG de gauche inter­pel­laient déjà l’agence pour au sujet des méth­odes expédi­tives des gardes-fron­tières hon­grois à la fron­tière mag­yaro-serbe (emploi de gaz au poivre et de chiens d’attaques con­tre les clan­des­tins), la direc­tion avait main­tenu le cap et refusé de sus­pendre ses opéra­tions à la fron­tière. Signe des temps.

Vous venez de lire, en libre accès, un large extrait de notre brochure “Fron­tex : un géant entravé par l’UE et les médias”. Pour lire la suite, c’est ici.

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