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Édulcorer-oblitérer le crime, l’information contrôlée GAFAM

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4 novembre 2021

Temps de lecture : 7 minutes
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Édulcorer-oblitérer le crime, l’information contrôlée GAFAM

Temps de lecture : 7 minutes

Les titans du Net, GAFAM, etc., savent frapper fort. “PARLER” était une sorte de Twit­ter au public parfois virulent et politiquement incorrect. Offusqués, les libertaires-antifa de la Silicon Valley ont crié au loup. Amazon Web Services, fournisseur d’accès n°1 au monde, a fermé PARLER début 2021, et Apple et Google l’ont viré de leur “store” : l’exécution de ce réseau social non-conformiste a pris dix minutes (PARLER a pu revenir en ligne après plusieurs mois). De même, le pré­sident en exercice Donald Trump, fut-il jeté sans recours de Twitter, Facebook, Ins­ta­gram, Snapchat et Twitch — révélatrice leçon de choses sur les rap­ports de force dans la société de l’information.

Diluer/gommer

Mais d’usage, l’in­for­ma­tion con­trôlée-GAFAM dilue, édul­core, gomme en douce, ce qu’elle juge “inap­pro­prié”. Avant d’ex­pos­er les faits, rap­pelons les motifs idéologiques de cette cen­sure soft de l’in­for­ma­tion du pub­lic. Jadis, les marx­istes-lénin­istes abhor­raient l’é­conomie réelle et reje­taient sa perti­nence — Lénine voy­ait comme meilleur mo­dèle économique pos­si­ble la poste du Reich de Guil­laume II : lun­di la let­tre est postée à Munich ; mar­di, la voilà à Berlin. Pas plus dur que ça.

Voir aus­si : GAFAM, des entre­pris­es privées plus puis­santes que des États ?

Les libéraux abhor­rent le crime : pour eux, la flu­id­ité est la suprême ver­tu. Plus les marchés sont flu­ides, plus ils approchent la per­fec­tion, plus l’hu­man­ité prospère. Or le crime sus­cite par ric­o­chet maintes “fric­tions”, con­trôles, throm­boses, blocages… Vé­rifier ceci… fouiller là… ce qui bride la flu­id­ité, ralen­tit les flux. Comme abolir le crime même est impos­si­ble — on sait ça depuis Émile Durkheim (Le crime, phénomène nor­mal, 1894) — on peut du moins en faire une quan­tité nég­lige­able, un non-sujet ; autant que pos­si­ble, l’é­vac­uer, l’effacer.

Le bon lecteur/électeur ne doit pas tout voir

À cet effet, les GAFAM qui con­trô­lent désor­mais le gros de la média-sphère, trou­vent, pour deux motifs, d’u­tiles alliés chez les patrons des médias d’information :

  • L’anx­iogène”, comme ils dis­ent, inquiète le lecteur. Le trou­peau humain doit con­sommer au calme, hors de la per­tur­bante “tyran­nie des faits-divers” ;
  • Ce lecteur choqué par le crime est aus­si électeur : d’odieux faits-di­vers peu­vent le faire “mal” vot­er. Pour ne pas faire-le-jeu-de, occul­tons donc le réel criminel.

Ain­si, par petites touch­es, depuis le début du XXIe siè­cle, les médias d’in­for­ma­tion et méga-serveurs des GAFAM ont entre­pris, dans leurs con­tenus, l’élim­i­na­tion séman­tique du négatif. Ici, des mots bru­taux comme “vol”, “mort” “crime” sont à ban­nir en pri­or­ité : après le CV anonyme, voici le fait-divers anonymisé, “gen­tri­fié”.

Made in California

Bien sûr, ce ravale­ment séman­tique est Cal­i­fornien d’o­rig­ine. Nom de code : Per­son-Cen­tered-Lan­guage. Les lecteurs anglo­phones trou­veront aisé­ment cette for­mule sur un moteur de recherche : ils y appren­dront com­ment neu­traliser tout ce qui qual­i­fie ou désigne (“homme”, “femme”, Noir ou Blanc, valide ou in­firme, ban­dit ou sauveteur, vic­time ou bour­reau… etc.) par usage du seul mot “per­son­ne”, vari­ante présente de la bonne vieille pen­sée mag­ique, pour laque­lle nom­mer le dia­ble, c’est l’in­vo­quer — à ses risques et périls.

Rap­pel philosophique : la nom­i­na­tion est l’essen­tiel pré­alable à tout acte humain : « Le nom fait faire con­nais­sance… Nom­mer dévoile… Par la ver­tu de l’exhibi­tion, les noms attes­tent leur sou­veraineté magis­trale sur les choses » (Mar­tin Heideg­ger, Intro­duc­tion à la méta­physique).

Dans l’idéolo­gie cal­i­forni­enne, la nom­i­na­tion laisse place à l’hyp­no­tique matra­quage, à la répéti­tive litanie du seul mot “per­son­ne”. Plus de pros­ti­tuée, une “per­sonne prosti­tuée” — comme si l’in­téressée pou­vait être une chaus­sette ou un boa… Plus pesantes encore, ces “per­son­nes-en-sit­u­a­tion-de-hand­i­cap”, etc. De là, des sub­sti­tuts ou ersatz séman­tiques envahissent les faits divers, les ren­dant li­mite-incom­préhen­si­bles, ou con­damnant le lecteur à un pénible décodage pour en ex­humer le sens.

Ouvrons le dictionnaire

  • Agress­er, atta­quer : “en découdre” (comme dans Les trois mous­que­taires) ;
  • Assas­sin, cam­bri­oleur, etc. : “auteur” (comme à l’A­cadémie Goncourt) ;
  • Ban­des, gangs : “réseaux” (comme France Télé­com), “Trios” ou “quatuors” (comme à Pleyel), “Équipe” (comme au foot) ;
  • Ban­dit, tueur : “per­son­ne” ;
  • Cadavre : “corps sans vie” (comme pain sans gluten) ;
  • Gitan, nomade : “per­son­ne-issue-de-la-com­mu­nauté-des-gens-du-voy­age” ;
  • Mul­ti­ré­cidi­viste drogué, etc. “vie cabossée” (comme une voiture à la casse) ;
  • Nomade des Balka­ns : “Roumain” ;
  • Mourir, tuer : “per­dre” ou “pren­dre la vie”, (comme on prend le bus) ;
  • Nuit d’émeute : “émail­lée de…” (comme la vais­selle de Sèvres) ;
  • Polici­er : “fonc­tion­naire” ;
  • Tox­i­co­mane : “con­som­ma­teur” (comme au supermarché) ;
  • Vol­er : “dérober”, subtiliser” ;
  • Voy­ous illet­trés : “jeunes dis­qual­i­fiés par l’école”.

Pour con­train­dre la pié­taille médi­a­tique à par­ler la novlangue, les rédac­tions ont pon­du des “codes d’éthique” pure­ment bien­séants, pro­hibant le réel crim­inel ; surtout les ori­gines ou l’ap­parence physique des mal­fai­teurs. Codes qui oblitèrent la norme du droit, qui par exem­ple, n’in­ter­dit de nom­mer le mal­faiteur que s’il est mi­neur, pas autrement, dans le respect de sa pré­somp­tion d’innocence.

Voir aus­si : LGBTI++, eth­nie et reli­gion : l’UE sort son dic­tio­n­naire de novlangue

Ain­si, le plus souvent :

  • Si la vic­time est étrangère, ou “issue de la diver­sité”, don­ner le nom, pho­to possible,
  • Si la vic­time est indigène, patronyme occulté le plus souvent,
  • Si le mal­fai­teur est indigène, son nom est tou­jours men­tion­né, voire matraqué,
  • Si le mal­fai­teur est allogène, il devient “une per­son­ne” ou “un Stras­bour­geois”. Pas de pho­to, bien sûr.
  • Tou­jours affirmer, pour apais­er le lecteur, que la jus­tice s’ac­tive. Titre “Jus­qu’à qua­tre ans de prison pour X et Y”. Là, lire vite sug­gère que deux canailles croupiront 1 460 jours sur la paille humide des cachots. Non ! Aller sous le titre et lire le texte en petit, plutôt vers la fin, révèle à l’in­verse qu’il s’ag­it de peines avec sur­sis, ou “amé­nagées”, et de bracelets électroniques.
  • Tou­jours repren­dre les affir­ma­tions du min­istère de l’In­térieur, si fantai­sistes soient-elles : des rédac­tions pas­sives ou “ubérisées” ne peu­vent faire sans la manne d’in­fos offi­cielles, sans laque­lle elles devraient enquêter elles-mêmes, ce qui coûte cher…
  • Tou­jours livr­er celui qui rejette la doxa médi­a­tique à la vin­dicte publique : le mar­queur “con­tro­ver­sé” sig­nale ici l’exécra­tion du système,
  • Tou­jours obscur­cir : un nomade tox­i­co­mane ? Non: un “ressor­tis­sant roumain con­sommateur de pro­duits stupé­fi­ants”. Qui a dit noy­er le poisson ?
  • Chang­er le regard”… “tourn­er la page”… “bris­er les tabous”… “com­bat­tre les stéréo­types” (ou “les clichés”)… ces aimables devis­es sig­na­lent l’ingé­nierie sociale-GAFAM, visant à sus­citer l’ap­pro­ba­tion des plus vom­i­tives exac­tions du néo-monde.

Enfin, lire de près la néo-presse révèle vite que le crime est signé : quoiqu’en théorie écrits en français, ces textes sont truf­fés d’améri­can­ismes,: dix per­son­nes au total (“a total of…”), “une per­son­ne âgée de 25 ans (“a per­son aged 25”), etc.

Travail pratique : traduire en français clair ce texte en novlangue

  • Hier, un trio d’au­teurs a sub­til­isé le sac d’une per­son­ne âgée de 90 ans. La police ar­ri­vant, les trois ressor­tis­sants roumains ont entre­pris d’en découdre avec les fonction­naires, dont l’un a fail­li per­dre la vie. Au tri­bunal, l’équipe de con­som­ma­teurs de pro­duits stu­péfiants, dont deux jeunes dis­qual­i­fiés par l’é­cole, a reçu jusqu’à six mois de prison, peines aména­gées par un juge api­toyé par leurs vies cabossées.
  • Hier, trois jeunes allogènes ont volé le sac d’une nonagé­naire, puis la bande de no­mades a assail­li les policiers, dont l’un a fail­li mourir. Au tri­bunal, ces multiré­cidivistes drogués et dés­co­lar­isés ont reçu une peine fic­tive et sont repar­tis libres.

Xavier Raufer, criminologue