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Aquarius : la boussole des médias indique le nord !

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18 juin 2018

Temps de lecture : 8 minutes
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Aquarius : la boussole des médias indique le nord !

Temps de lecture : 8 minutes

La décision du nouveau Ministre de l’intérieur italien de ne pas accepter l’accostage du bateau l’Aquarius de l’ONG SOS méditerranée transportant des clandestins n’est pas passée inaperçue. Les réactions indignées ne se sont pas limitées à certains partis politiques. Elles émanent aussi d’une large frange des médias. L’émotion était au rendez-vous. L’analyse et la réflexion des médias un peu moins. Illustrations.

La couverture médiatique de l’itinéraire de l’Aquarius a pris plusieurs angles

L’immersion dans l’aventure humanitaire

Le Parisien, Europe 1, BFMTV, Orange Actu, RFI, Libéra­tion, Le Monde, Mar­i­anne, France Info : la liste est longue des organes de presse ou de chaines de radio et de télévi­sion qui ont fait un reportage sur le bateau de l’ONG française. L’Express nous informe que l’itinéraire con­trar­ié de l’Aquarius amène la chaine France Ô à bous­culer sa pro­gram­ma­tion en dif­fu­sant le 13 juin un doc­u­men­taire, « Mis­sion Aquar­ius », ver­sion longue d’un reportage dif­fusé dans Envoyé Spé­cial, fin 2017. On est dans le reg­istre de l’émotion : « Mis­sion Aquar­ius émeut par­fois aux larmes ». On remet le cou­vert le 20 juin, à l’occasion de la journée mon­di­ale des réfugiés. Canal+ red­if­fuse deux doc­u­men­taires inti­t­ulés « Exode ». France Inter met cartes sur table : « l’ob­jec­tif assumé du réal­isa­teur : sus­citer de l’empathie pour bal­ay­er les peurs et les fan­tasmes sur les migrants ». On l’aura com­pris, la con­tex­tu­al­i­sa­tion n’est pas de mise.

L’indignation

La France n’a pas pro­posé d’accueillir l’Aquarius sur ses côtes, hormis l’initiative d’élus cors­es. Cette iner­tie déplait forte­ment à de nom­breux médias : LCI s’interroge au sujet de l’Aquarius : « le loupé du gou­verne­ment ? ». « L’exé­cu­tif a man­qué de courage et de clarté sur l’af­faire Aquar­ius, provo­quant l’indig­na­tion des députés de la majorité prési­den­tielle ». France Info donne la parole au rédac­teur de la revue d’extrême gauche Regards : « on voit bien qu’au­jour­d’hui, il y a une volon­té de créer un mur au sein de l’UE et de ne plus accueil­lir ».

La Provence inter­viewe un député En Marche dont une déc­la­ra­tion sert de titre à l’article : « La France vaut mieux que ça ». Selon Euronews, l’Aquar­ius est « un phare en Méditer­ranée ». Libéra­tion con­sacre un arti­cle issu de l’AFP au sujet de la marche en faveur des migrants qui arrive à Paris le 15 juin. Entre 10 et 30 par­tic­i­pants mais une cou­ver­ture médi­a­tique à chaque étape. L’occasion de don­ner la parole à une marcheuse, Leila, au sujet de l’Aquarius : « On veut avoir honte dans quelques années ? On a oublié l’histoire » ? Encore un arti­cle issu de l’AFP dans Cour­ri­er Inter­na­tion­al. La parole est don­née notam­ment à un représen­tant de la Fon­da­tion Carnegie Europe : « Attis­er la peur des migra­tions est au cœur du busi­ness mod­el des pop­ulistes ». Des pro­pos repris dans Ouest-France , La Croix et 20 Min­utes.
Le reg­istre général est celui de l’indignation et de la cul­pa­bil­i­sa­tion. Les pris­es de posi­tions poli­tiques vont sou­vent dans le même sens que l’analyse journalistique.

Les questions que les médias se posent…

Les ques­tions relevées par les médias main­stream soulevées par le refus du gou­verne­ment ital­ien d’accueillir l’Aquarius concernent :

- l’urgence human­i­taire, avec un bateau sur­chargé et en manque de vivres, bal­loté dans une mer houleuse. Préoc­cu­pa­tion légitime, même si le retour en Afrique n’est jamais envisagé.

- le règle­ment de Dublin. France Inter en présente les grandes lignes : « le pays respon­s­able de la demande d’asile d’un migrant est le pre­mier État mem­bre où sont con­servées les empreintes dig­i­tales ». Le site d’information Eurac­tiv déplore ce « principe géo­graphique sim­ple, qui a cepen­dant créé un déséquili­bre pro­fond entre les pays frontal­iers de l’Union européenne tels que l’Italie ou la Grèce … et les autres ». L’affaire est enten­due dans de nom­breux médias : ce règle­ment doit être mod­i­fié ou sup­primé : il est « en crise » pour Euronews, c’est « haro sur les règles de Dublin » dans le Huff­Post. Il est dans Chal­lenges à la base d’« iné­gal­ités d’accueil »

- le non respect des relo­cal­i­sa­tions de migrants décidées en 2015. Ces dif­fi­cultés sont repris­es dans de nom­breux médias : Le Figaro, Chal­lenges, Le Monde, Mar­i­anne, etc… « La France con­nait l’un des taux les plus bas d’Europe en matière de deman­des d’asile, quand elle n’a rem­pli que le quart de ses engage­ments en matière de relo­cal­i­sa­tion, soit 5 000 per­son­nes venus d’Italie ou de Grèce » affirme Hélène Jouan sur Europe 1 dans un bil­let inti­t­ulé « L’Aquar­ius, à la dérive dans un océan d’égoïsmes ». La manip­u­la­tion des chiffres va bon train : la France fait par­tie des pays européens, après l’Allemagne et la Grèce, qui ont enreg­istré le plus de deman­des d’asile en 2017 selon le site Toute l’Europe. Des chiffres en pro­gres­sion con­stante selon France 24. Manip­u­la­tion tou­jours dans le Parisien qui s’interroge : « la France prend-elle vrai­ment sa part » ?

Le pan­el de pays retenus dans la com­para­i­son du nom­bre de deman­deurs d’asile ne com­prend que des pays qui en ont enreg­istré le plus (Alle­magne, Suède, France). Le quo­ti­di­en se garde bien de pré­cis­er que si la France a un taux de refus sen­si­ble­ment plus impor­tant que d’autres pays européens, les déboutés du droit d’asile restent sur le ter­ri­toire à 96% selon la Cour de comptes citée par France Bleu. L’article est con­stru­it de façon à apporter une réponse clef en main à la ques­tion posée. La veille, la ques­tion était : « La France peut-elle en faire plus ? ». Plus la corde est grosse, moins elle se fera remar­quer. Le mes­sage implicite répété en boucle est que la France n’en fait pas assez.

- La pres­sion démo­graphique. Alors que L’Humanité estime que la pop­u­la­tion de l’Afrique « pour­rait quadru­pler d’ici un siè­cle, pas­sant d’un mil­liard d’habitants en 2010 à prob­a­ble­ment 2,5 mil­liards en 2050, et peut-être plus de 4 en 2100 », Le Monde donne la parole à un his­to­rien : « il y aura bien une vague durable d’émigration africaine. Et l’Europe et la France, surtout, sont bien plus exposées à cette crise migra­toire que toute autre région du monde ». Les pro­pos de l’historien sont répétés comme un mantra et repris par France Cul­ture et Deutsche Welle. Les flux migra­toires sont présen­tés comme un phénomène naturel.

Les questions que l’on ne trouve pas dans l’immense majorité des médias

- Des liens trou­bles entre ONG et passeurs. Cette infor­ma­tion a été révélée dès l’automne 2016. L’Obs la reprend en août 2017 : « un infil­tré révèle les liens trou­bles entre une ONG et des passeurs ». Les passeurs ont inté­gré la présence per­ma­nente en méditer­ranée de bateaux d’ONG prêts à recueil­lir des rafiots de for­tune sur­chargés de clan­des­tins. Au point de les met­tre en dan­ger dès leur départ des côtes libyennes. Curieuse­ment, la volon­té du gou­verne­ment ital­ien de met­tre un terme à ce busi­ness cynique ne ren­con­tre pas d’écho dans les médias.

- Des migrants économiques qui vien­nent de pays qual­i­fiés de « sûrs ». La nation­al­ité des clan­des­tins à bord de l’Aquarius est passée sous silence. S’il est peut-être encore trop tôt pour la con­naitre, les per­son­nes arrivées sur les côtes ital­i­ennes vien­nent essen­tielle­ment de pays con­sid­érés comme « sûrs », comme en témoignent ces sta­tis­tiques de l’Office Inter­na­tion­al des Migra­tions. La dernière vague d’articles à ce sujet dans les médias remonte à… 2015. Ce sujet ne serait-il plus d’actualité ?

- Le coût de l’aide human­i­taire est beau­coup plus élevé en Europe qu’en Afrique. Le jour­nal­iste Dou­glas Mur­ray le fai­sait remar­quer dans son livre (page 498) récem­ment traduit en France : le coût du loge­ment est de 50 à 100 fois supérieur en Europe (l’exemple pris est la Suède) qu’en Afrique. Quitte à con­sacr­er de l’argent dans l’aide human­i­taire, il est plus rationnel d’aider sur place. Le sujet est com­plète­ment absent des médias.

- L’Europe, un eldo­ra­do en trompe l’œil. Le jour­nal Cap­i­tal le soulig­nait récem­ment : le taux de chô­mage des ressor­tis­sants de pays situés hors de l’union européenne atteint 24,9%. « Le hic, c’est que, comme le rap­pel­lent les experts de l’OCDE dans un récent rap­port, la pro­por­tion d’in­di­vidus ayant un niveau d’é­d­u­ca­tion faible par­mi les migrants poten­tiels souhai­tant venir en France atteint presque 50%, con­tre 33% pour l’Alle­magne et 13% pour le Roy­aume-Uni ».

- Le droit mar­itime inadap­té à la pres­sion migra­toire. Rares sont les jour­naux ou sites d’information à en par­ler : le droit mar­itime a con­tribué à l’immigration clan­des­tine mas­sive arrivée en Ital­ie. S’écartant pour une fois de ses cou­plets favor­ables à un accueil incon­di­tion­nel, le jour­nal Ouest-France inter­roge un pro­fesseur de droit à l’Université de Nantes : « La con­ven­tion de Ham­bourg de 1979 sur la recherche et le sauve­tage mar­itimes (…) est com­plète­ment inadap­tée à ce que nous voyons aujourd’hui avec des dizaines de mil­liers de per­son­nes qui cherchent chaque année à tra­vers­er la Méditer­ranée pour gag­n­er l’Europe ».

On le voit, la bous­sole des médias vis à vis de l’Aquarius indique invari­able­ment le nord : les pays du nord sont tancés et som­més d’accueillir encore et tou­jours plus de clan­des­tins. Le dis­cours présen­tant les flux migra­toires mas­sifs comme inélucta­bles revient en boucle. À l’image de cet his­to­rien qui répète dans les médias qu’ « il y aura bien une vague durable d’émigration africaine ». Au risque d’oublier que cer­tains pays européens s’en sont préservés. Et que la pop­u­la­tion la rejette dans sa majorité, comme en témoigne ce sondage pub­lié dans le jour­nal Cap­i­tal selon lequel « pour 72% des Français, notre économie ne peut absorber un nou­v­el afflux de migrants ». Mais leur demande t‑on leur avis ?