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Antipresse Le Drone : Qui a inventé la lutte contre les « fake news » ?

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27 janvier 2018

Temps de lecture : 9 minutes
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Antipresse Le Drone : Qui a inventé la lutte contre les « fake news » ?

Temps de lecture : 9 minutes

Le thème des fake news, fausses nouvelles ou (mieux traduit) nouvelles apprêtées ou encore nouvelles arrangées fait florès. Les services russes sont soupçonnés du pire, le président Macron désigne à la vindicte les médias russes comme RT ou Sputnik et annonce une loi sur le sujet. Et si derrière ces gesticulations se cachait une entreprise plus vaste et plus ancienne ? C’est à cette question que répond Fernand Le Pic, journaliste chez notre confrère suisse Antipresse Le Drone. Nous reproduisons sa dernière chronique avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

Qui a inventé la lutte contre les « fake news »?

Comme un seul homme, les dirigeants des pays occi­den­taux tombent tous à bras rac­cour­cis sur les «fake news». Com­ment et pourquoi en est-on arrivé à une aus­si belle una­nim­ité? Et où se trou­ve le chef d’orchestre ?

On s’inquiète en France de l’annonce d’Emmanuel Macron rel­a­tive à son pro­jet de loi anti-fake news. Comme les Français n’ont jamais été très bons en anglais, ils ont ten­dance à traduire fake news par fauss­es nou­velles. Le mot « fake » ne con­note pour­tant pas la même notion que celle du faux (tromper, fail­lir). Son éty­molo­gie le relie plutôt au net­toy­age (cf. fegen en alle­mand), voire à l’embellissement par des moyens arti­fi­ciels comme le maquil­lage, le lus­trage, etc. On ne cherche pas à tromper sur la nature des choses mais à les ren­dre plus présentables.

Qu’à cela ne tienne, les Français aiment dis­cuter, alors ils glosent juridique­ment, poli­tique­ment ou encore philosophique­ment sur le sujet. Curieuse­ment, ils n’abordent jamais le volet mil­i­taire. On sait pour­tant que l’arrangement de la réal­ité est con­sub­stantiel à l’art de la guerre.

Là se trou­ve pour­tant l’origine de cette dis­sémi­na­tion simul­tanée d’un voca­ble anglo­phone dans le dis­cours gou­verne­men­tal de presque tous les pays d’Europe, Suisse com­prise, et bien sûr des États-Unis.

Réatlantiser l’Europe…

En 2010, un rap­port du CEPA (Cen­ter for Euro­pean Pol­i­cy Analy­sis), un de ces énièmes lab­o­ra­toires d’influence basés à Wash­ing­ton, pond un rap­port inti­t­ulé « Keep­ing new allies ». Il s’alarme d’un risque de perte de con­trôle des anciens pays du pacte de Varso­vie, que l’arrivée d’Obama n’aurait fait qu’aggraver. Ce dernier avait en effet annon­cé sa volon­té de se rap­procher de la Russie sous prési­dence Medvedev et pour faire bonne fig­ure, il avait osé enter­rer le déploiement du très dis­pendieux boucli­er antimis­siles, décidé par le Deep state sous la prési­dence de Bush Jr.

Face au dés­in­térêt que sus­ci­tent les États-Unis dans ces pays, le CEPA recom­mande de procéder à une « opéra­tion de réas­sur­ance », qui, seule­ment qua­tre ans plus tard, devien­dra la « Euro­pean Reas­sur­ance Ini­tia­tive » que l’on sait. On s’en doute un peu, le CEPA est évidem­ment une cour­roie de trans­mis­sion du Deep state améri­cain. Il est offi­cielle­ment financé entre autres par la Nation­al Endow­ment for Democ­ra­cy, la Mis­sion US auprès de l’OTAN, la divi­sion Diplo­matie publique de l’OTAN, l’École navale des États-Unis, le Pen­tagone, le Départe­ment d’État améri­cain, les groupes habituels comme Raython, Lock­heed Mar­tin, Chevron, Bell Heli­copter, Tex­tron Sys­tems, etc. Et puis, tout de même, l’Agence de défense européenne.

Auri­ons-nous oublié Soros ? Ras­surez-vous, il n’est jamais bien loin. Ici, c’est dans le recrute­ment des cadres qu’on en trou­ve une ven­touse, avec notam­ment le Bul­gare Ivan Krastev, à la fois mem­bre du con­seil con­sul­tatif du CEPA et du Glob­al Advi­so­ry Board d’Open soci­ety, lequel Krastev est par ailleurs expert encar­té de la Nation­al Endow­ment for Democ­ra­cy.

Que dit fon­da­men­tale­ment ce rap­port du CEPA ? Eh bien, que la rela­tion avec la cein­ture ori­en­tale de l’Europe se relâche, se détéri­ore très vite même, et qu’il faut d’urgence repren­dre les choses en mains, car on dis­cerne déjà «des signes que la région devient plus européenne qu’atlantiste». Diantre! Que nous dites-vous là ?! Le remède pre­scrit ? La créa­tion de nou­velles struc­tures bilatérales et de think tanks atlantistes pour ranimer la flamme améri­caine, l’établissement de nou­veaux «Cen­tres d’excellence» de l’OTAN, sur le mod­èle du Cen­tre de cyberdéfense de Tallinn (Estonie), de belles vis­ites de haut rang plus fréquentes et en fan­fare, l’augmentation du nom­bre d’étudiants bour­siers dans les uni­ver­sités améri­caines, un investisse­ment mas­sif dans les médias, et des accords de livrai­son d’armes, notam­ment de mis­siles antibal­is­tiques SM‑3, pro­duits par Raytheon à 15 mil­lions de dol­lars pièce, c’est-à-dire le retour sine die au boucli­er antimis­sile, con­tre la volon­té du locataire de la Mai­son blanche. Sans oubli­er de bons vieux exer­ci­ces mil­i­taires de la Bal­tique à la Mer Noire, sur fond de scé­nar­ios d’attaques majeures immi­nentes. Oui mais venant de qui ?

…en recréant un ennemi

Tant pis pour le reset d’Obama avec Moscou, ce sera un remake de la guerre froide avec la Russie, que l’on accusera de « révi­sion­nisme ». Un terme pour­tant plus naturel au lex­ique sovié­tique qu’américain. Mais après tout, pourquoi chercher plus loin ? Alors on ira provo­quer la Russie. Un peu de temps pour pré­par­er l’opération et réu­nir les fonds néces­saires et ce sera le coup d’État de Maï­dan, avec la per­spec­tive assurée de voir l’armée améri­caine s’installer bien­tôt à demeure en Ukraine et plus par­ti­c­ulière­ment en Crimée. On con­naît la suite.

Le Krem­lin n’a pas le choix, ce sera le retour du dra­peau russe sur l’intégralité de la pénin­sule et de ses infra­struc­tures mil­i­taires : bases stratégiques pour l’accès de la Russie aux mers chaudes. Tout cela, comme on s’en sou­vient, sans un seul coup de feu tiré. Un vent de panique souf­fle tout de même dans les États-majors occi­den­taux, qui résumeront l’opération en deux mots : guerre hybride.

Le con­cept était encore flou. Il sig­nalait entre autres l’association de ressources civiles et mil­i­taires, de forces con­ven­tion­nelles et spé­ciales, d’expositions médi­a­tiques brutes et d’opérations d’influence secrètes, avec en par­ti­c­uli­er un usage très maîtrisé des réseaux sociaux.

Le Deep state améri­cain a eu ce qu’il voulait : un beau dis­cours de peur sur « l’invasion » russe de l’Ukraine, « l’annexion illé­gale » de la Crimée, ou encore l’hégémonie renais­sante de la Russie qu’il faut con­tenir mil­i­taire­ment. On va pou­voir exiger des européens qu’ils passent à la caisse de con­tri­bu­tions et aug­mentent de quelques pour­cents leurs bud­gets mil­i­taires au béné­fice des équipements « interopérables », com­prenons améri­cains. Et puis on va enfin pou­voir détru­ire défini­tive­ment toute vel­léités de la Mai­son blanche de per­sévér­er dans son reset pro-russe.

Ce sera la carte de la pro­pa­gande inter­net et des manip­u­la­tions de l’information par les Russ­es, sous l’appellation de mar­que de «fake news». L’équation est on ne peut plus sim­ple: « c’est russe, donc c’est fake». Sauf que les Améri­cains, via l’OTAN, exi­gent de l’Europe qu’elle crim­i­nalise l’information d’origine russe.

Quand les barbouzes jouent au théâtre d’ombres

Offi­cielle­ment, c’est depuis 2015 que les Européens ont reçu leur som­ma­tion mil­i­taire. Le général Philip Breedlove, à l’époque com­man­dant suprême de l’OTAN, déclarait le 22 mars 2015, que l’Occident devait s’engager dans une guerre de l’information avec la Russie afin de con­tre­car­rer ses « faux réc­its », notam­ment sur les réseaux soci­aux. Curieuse­ment, on avait déjà créé le Cen­tre d’excellence de com­mu­ni­ca­tion stratégique de l’OTAN (Strat­Com COE) à Riga, dès 2013. Peut-être voulait-on en faire un usage offen­sif, cam­ou­flé aujourd’hui en « réponse » à l’hégémonie russe?

Juste­ment, dès 2010, le général Petraeus, qui con­nut tout de même la case menottes aux poignets, avait passé com­mandé de logi­ciels per­me­t­tant de créer des faux pro­fils mul­ti­ples à usage d’internet, avec une panoplie de fauss­es infor­ma­tions à la clé (faux CV crédi­bles, etc.) don­nant l’illusion de la réal­ité à ces per­son­nages virtuels (des _sock pup­pets dans le jar­gon). Autrement dit, le Pen­tagone utilise exacte­ment ce qu’il reproche à la Russie d’employer! Nom de code:Oper­a­tion Earnest Voice (OEV). C’est la société Ntre­pid, pro­prié­taire d’Anonymizer, qui a dévelop­pé cette solu­tion. Au pas­sage, on appren­dra que cette société a été fondée par Richard « Hol­lis » Helms, un ancien offici­er de la CIA. Égale­ment fon­da­teur d’Abraxas. On sait que Hol­lis n’y a embauché que des anciens de la CIA, à 100% des effec­tifs. Un spin off en quelque sorte.

Le déploiement simultané de la censure

L’Union Européenne aus­si, en tant que telle, a créé une ressource sim­i­laire avec East Strat­Com, qui tra­vaille à con­tr­er la cam­pagne d’information russe. Un acronyme qui sonne décidé­ment proche de US Strat­com, l’unité améri­caine regroupant la com­pé­tence notam­ment pour traiter une guerre nucléaire et les opéra­tions psychologiques.

En plus des sanc­tions économiques con­tre la Russie, on s’apprête donc à met­tre en place des sanc­tions infor­ma­tion­nelles. Lim­itées au tem­po des élec­tions, nous dit-on. A voir! Dans le temps, on appelait cela de la cen­sure. Aus­si l’on ne peut que sourire lorsque M. Macron déclare qu’il veut, de sa pro­pre ini­tia­tive, cen­sur­er les médias russ­es! En l’occurrence, Macron ne fait qu’appliquer les ordres mil­i­taires de l’Etat major améri­cain et du deep state, via l’OTAN. Idem pour Angela Merkel qui a déjà fait pass­er une loi, en douce, entre Noël et le nou­v­el an, oblig­eant les GAFA à cen­sur­er toute pen­sée déviante sous peine de lour­des amendes. Idem aus­si pour le Roy­aume Uni, qui a car­ré­ment créé une brigade mil­i­taire dédiée de près de 1500 hommes (et femmes), la 70ème brigade, afin de men­er cette guerre con­tre la Russie.

Le général Mar­shall Webb (ça ne s’invente pas), con­fir­mait quant à lui ce recours à des scé­nar­ios hybrides par ses troupes, lorsqu’il était encore patron des forces spé­ciales de l’OTAN. C’est ce même général qu’on voit sur la célèbre et curieuse pho­to de l’état-major suiv­ant en direct la mise à mort de Ben Laden dans la salle de crise de la Mai­son blanche.

Et notre chère Suisse n’est pas à l’abri. Lors de sa pre­mière vis­ite offi­cielle à l’étranger, en Autriche, notre nou­veau prési­dent de la Con­fédéra­tion Alain Berset a fait un petit cro­chet pour embrass­er Harlem Désir, para­chuté «représen­tant pour la lib­erté des médias» au sein de l’OSCE. Et de quoi ont-ils par­lé? De la manière de juguler les fake news! Il n’y a décidé­ment plus de sujet plus pressant!

Mais c’est le Viet­nam qui devrait nous intéress­er le plus. Ce pays a voulu faire comme les Européens. Il vient de créer son unité mil­i­taire de con­trôle de l’orthodoxie médi­a­tique : la Force 47. Com­posée de pas moins de 10.000 hommes, son rôle est de tout sur­veiller sur le Net et de sup­primer tout con­tenu jugé déviant et offen­sant par le pou­voir en place. Certes, les Viet­namiens vivent tou­jours sous un régime com­mu­niste avec par­ti unique. Ce qui est très dif­férent de chez nous.

Source : Arti­cle de Fer­nand Le Pic paru dans la rubrique «Angle mort» de l’Antipresse n° 112 du 21/01/2018.
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Crédit pho­to : Duff­man via Wiki­me­dia (cc)