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Un pigiste en Province (I) : Les enfants du Soleil

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1 mai 2014

Temps de lecture : 8 minutes
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Un pigiste en Province (I) : Les enfants du Soleil

Temps de lecture : 8 minutes

L’Ojim se penche régulièrement sur le conformisme et le « politiquement correct » dont la presse nationale fait souvent preuve dans le traitement de l’information, traitement qui finit par donner une image déformée de la réalité dans laquelle plus personne ne se retrouve. Ceci explique certainement en partie l’éloignement des lecteurs, lassés de trouver dans leur journal des leçons de morale plutôt que des informations et des analyses leur permettant de se forger leur propre vision du monde.

Mais quid de la presse régionale ? Est-elle plus « libre » que nos grands médias nationaux ? Pas sûr… L’Ojim a déniché un jour­nal­iste « pigiste » tra­vail­lant pour un titre région­al qui a accep­té de nous faire part de son expéri­ence de jour­nal­iste. D’une plume vive et acérée, notre jour­nal­iste nous livre ain­si la manière dont il a à cou­vrir des évène­ments locaux pour son jour­nal que nous appellerons L’Écho des Régions. Car, il est bien enten­du qu’un tel tra­vail d’analyse au scalpel ne pou­vait se faire qu’anonymement… au risque de s’arrêter dans la sec­onde. Si les restau­rants n’aiment pas que l’on exhibe leur cui­sine, il en va de même pour les jour­naux. Les noms, les lieux, les dates ont donc été mod­i­fiés de manière à ce qu’on ne puisse rien recouper. Au-delà du rire que peu­vent provo­quer les sit­u­a­tions de notre jour­nal­iste (véridiques, cela va sans dire), c’est aus­si un por­trait de la France post­mod­erne qu’il nous pro­pose. Voici le pre­mier arti­cle de notre agent double…

J’avais déjà ma petite idée quant à l’ac­cueil en emprun­tant cette rue du cen­tre-ville. L’ex­péri­ence m’avait appris que si les mots fes­tif, citoyen et con­vivial étaient réu­nis dans le même com­mu­niqué de presse, il fal­lait s’at­ten­dre à être traité de la façon la plus désas­treuse, à être con­sid­éré d’of­fice comme un imbé­cile heureux, voire une ver­mine stan­dard, surtout si le mot engagé côtoy­ait les précé­dents – c’é­tait le cas.

L’événe­ment à cou­vrir était la énième édi­tion du Tajine des Soleilles. Inti­t­ulé déli­rant à l’orthographe déli­rante qui en dis­ait long sur l’or­gan­isa­teur : Gilbert Jacquard, 64 ans, grand man­i­tou du Comité de Veille Con­tre le Racisme et pour la Pro­mo­tion du Partage. Le CVCRPP, n’é­tait autre qu’une de ces innom­brables asso­ci­a­tions sub­ven­tion­nées par les col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales ; un de ces organ­ismes n’ayant de cesse de fustiger le pou­voir, mais marchant main dans la main avec lui et s’au­torisant, à l’oc­ca­sion, quelques gros câlins en coulisses.

Si le quarti­er n’est pas de ceux que l’on tra­verse avec insou­ciance – sinon nour­ri du désir secret d’en finir – on ne peut pas dire non plus que cette placette médié­vale soit l’arché­type de la cité dite sen­si­ble : façades ravalées, arcades élé­gantes, colom­bages, fontaines, ter­rass­es de cafés ombragées et ver­dures var­iées. Au pre­mier coup d’œil, un charme indé­ni­able domine. Au deux­ième, la vision de ces ter­rass­es exclu­sive­ment occupées par des hommes provoque un cer­tain malaise, un trou­ble à l’in­térieur duquel foutre le camp s’im­pose comme l’op­tion la plus saine. D’or­di­naire, un cerveau non pathologique détecte ces choses-là dans un délai restreint, de même que l’on ne reste pas nag­er avec des requins que l’on ne con­naît pas. Même pour rire.

À mon arrivée, les sen­tinelles sont déjà là. Deux préado­les­cents à vélo m’escor­tent à leur façon, l’un se col­lant à mes talons, l’autre décrivant des cer­cles autour de moi en ponc­tu­ant sa choré­gra­phie de crachats démesurés. Devant le siège du CVCRPP, un des deux hommes dres­sant la table sous chapiteau me fait signe de patien­ter à l’en­trée, avant de s’en­gouf­fr­er dans les locaux.

– Un type de L’É­cho des Régions attend dehors.

– Eh bien, il peut atten­dre ! Moi, ça fait des années que j’at­tends ! gueule alors une voix qui, selon toute vraisem­blance, appar­tient à Gilbert Jacquard.

Rompu à ce type de spec­ta­cle, je prends l’ini­tia­tive de me pass­er d’in­ter­mé­di­aire et entre dans le hall. Sur les murs, de grandes affich­es titrent : Le Tajine des Soleilles. En illus­tra­tion : des enfants hilares et de toutes les couleurs for­ment une ronde autour de la terre. Gilbert Jacquard évite mon regard, feint l’ag­i­ta­tion et vocif­ère en prenant ses deux aides à témoin, un peu comme si j’avais gâché sa vie.

– Quar­ante années à pro­mou­voir le partage ! À dénon­cer l’op­pres­sion ! La mon­tée des extrêmes ! Et rien ! Sinon des arti­cles de merde ! Alors ça ! Il peut atten­dre L’É­cho des Régions !

Je le laisse pour­suiv­re sur ce mode une petite minute, jusqu’à ce que son vis­age con­ges­tion­né ne men­ace d’ex­plos­er, sur quoi je l’in­vite poli­ment à abréger son cirque. Si je suis là, c’est qu’il a lui-même con­vo­qué le jour­nal ; jour­nal que je lui sug­gère d’aller incendi­er directe­ment, n’y voy­ant aucune objec­tion à titre per­son­nel. J’a­joute enfin que je n’ai pas toute la journée.

Passé ce stade, l’at­trait de la notoriété – aus­si dérisoire soit-elle – trans­forme générale­ment le résis­tant de tou­jours au car­ac­tère de feu en rabat­teur obséquieux qui ne louperait aucune occa­sion pour ven­dre sa came.

– C’est que j’es­saie de faire bouger les choses, moi, se jus­ti­fie alors Gilbert Jacquard sur un ton devenu coulant. Vous avez lu le com­mu­niqué de presse ?

Je l’avais lu et, sans sur­prise, le dis­cours de Jacquard était à l’avenant, l’ex­al­ta­tion en plus. Le Tajine des Soleilles se voy­ait comme un ban­quet fes­tif, con­vivial, citoyen et engagé, ouvert à tous, et dont l’ob­jec­tif était de pro­mou­voir le migrant en tant que soleil venu apporter ses lumières. Rien de moins. Le ren­dez-vous pré­tendait être un moment d’échange, de partage, dans le respect des valeurs du métis­sage – valeurs nébuleuses aux­quelles la ville et le pays devaient, selon lui, qua­si­ment tout.

– Vous pour­rez ajouter dans votre arti­cle, que les soleils venus de Libye sont d’ailleurs à l’hon­neur aujour­d’hui, en tant que derniers arrivants. Des soleils qui ne man­queront pas de nous éblouir de mille lumières dans les mois à venir, à l’in­star des com­mu­nautés précédentes.

Je me risque à l’in­ter­roger sur l’orthographe de soleilles, tan­dis que les regards en notre direc­tion se font tou­jours plus appuyés, pour ne pas dire comminatoires.

– Cette petite fan­taisie sym­bol­ise notre souci d’é­gal­ité entre les sex­es, mais aus­si le refus des car­cans. C’est impor­tant. Il faut lut­ter sur tous les fronts.

Sur la place, vis­i­ble­ment, plus de soleils que de soleilles. Aucune soleille en vérité. Ques­tion diver­sité, une implaca­ble uni­for­mité ques­tion orig­ines – Afrique du Nord, prin­ci­pale­ment – nuancée seule­ment par notre présence, Jacquard et moi-même ; nuance bien fade au regard du dis­cours. Quant à la con­vivi­al­ité, les quelques trente per­son­nes tirant la gueule à table ne font guère fig­ure d’il­lus­tra­tion. Mais enfin, le con­te de fée chargé en UV que se racon­te ce type depuis 40 ans sem­ble lui ren­dre toute évi­dence impro­pre à l’analyse – quelque chose avait prob­a­ble­ment fon­du à l’in­térieur de lui-même, l’éblouisse­ment était total.

Ayant noir­ci une demie-page de notes inutiles et joué mon rôle de fig­u­rant, restait alors la dernière étape de ma basse mis­sion : pren­dre une pho­to cen­sée capter l’at­mo­sphère de l’événement.

– Non, non ! Rangez ça !

Jacquard vac­ille, Jacquard chan­celle, sa voix trem­ble. Le résis­tant de tou­jours se met à suin­ter. J’ai ren­gainé mon appareil sous la pres­sion de ses doigts ser­rant mon poignet. J’es­saie de cern­er l’o­rig­ine du trou­ble. Jacquard reprend, à voix basse, en m’en­traî­nant dans un couloir.

– Non, pas de pho­to ici… Ce sont… C’est… Les jeunes… Ils… On ne peut pas…

Par­venu dans ce qui sem­ble être une cui­sine, j’aperçois la seule soleille de la fête, de dos, les hanch­es larges, occupée à rem­plir des assi­ettes à la louche.

Jacquard me fait alors com­pren­dre à demi-mots que la plu­part des types dehors sont armés et dan­gereux. Si ce n’est pas un scoop, il ne m’é­tait pas venu à l’e­sprit que j’al­lais met­tre nos vies en jeu en sor­tant un appareil pho­to en plein midi, à l’oc­ca­sion d’un ban­quet fes­tif, con­vivial, citoyen et engagé…

Engagé prin­ci­pale­ment dans le men­songe et l’au­to-per­sua­sion, de toute évi­dence. Mais qu’im­porte ! On se con­tentera d’un por­trait, devant la porte des toi­lettes, à l’é­cart, comme le pro­pose le maître de céré­monie, puisque la soleille sem­ble, elle aus­si, s’a­gac­er de notre présence.

– On ne dérangera per­son­ne ici, glisse-t-il.

– Non, nous ne dérangerons per­son­ne, je dis, en lui tirant le portrait.

Le lende­main, Le Tajine des Soleilles, n’ap­pa­raît pas en une, mais en bonne place dans le jour­nal, par­mi une dizaine d’autres arti­cles aus­si insignifi­ants, à la dif­férence près que c’est le seul événe­ment dont la pho­to ne cadre pas avec le pro­pos : un per­son­nage seul et sin­istre au regard fatigué esquis­sant un sourire malade devant une porte close. Ain­si, comme sou­vent, et puisque suiv­ant les con­signes il faut servir sans digres­sion le pro­pos ini­tial, ni les mots ni l’im­age ne témoignent de la réal­ité des faits, sinon de façon sub­tile et involon­taire, dans le ver­tig­ineux décalage entre les deux.

Crédit pho­to : daniel­le­cakes (DR)