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<span class="dquo">“</span>On finira bien par les avoir” 3/4

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18 août 2012

Temps de lecture : 6 minutes
Accueil | Feuilleton de l'été | “On finira bien par les avoir” 3/4

On finira bien par les avoir” 3/4

Temps de lecture : 6 minutes

Elle m’a lais­sé dix min­utes, le temps de me douch­er, de me ras­er et d’enfiler un cos­tume beige en lin et une cra­vate assor­tie. Quand je suis revenu sur la ter­rasse, elle avait pris ma place dans le hamac et finis­sait son verre qu’elle avait bour­ré de glace. J’ai noté à cet instant qu’elle n’avait pas de bague au doigt. Elle m’a regardé en souri­ant et s’est levée.

- Vous êtes mieux comme ça si je peux me permettre.
— Per­me­t­tez-vous, per­me­t­tez-vous, j’ai répondu.

On est mon­té dans la voiture, son chauf­feur nous a con­duits à Rio où l’on est arrivé une demi-heure plus tard. Elle habitait à Leblon, dans un apparte­ment d’une cen­taine de mètres car­rés au six­ième étage d’un immeu­ble de haut stand­ing. Les grandes baies vit­rées don­naient sur une vaste ter­rasse face à la mer. L’appartement était d’une pro­preté et d’un ordre impec­ca­bles mais man­quait de vie. Elle a dû lire dans mes pensées.

- J’y viens très peu. Je vis la plu­part du temps à Brasil­ia où à São Paulo, ma ville natale.

J’ai gri­macé à l’évocation de São Paulo. Elle a souri.

- Vous n’aimez pas mon pays, n’est-ce pas ?
— Dis­ons que je le trou­ve un peu humide et chaotique.

Elle a rigolé, s’est éclip­sée en s’excusant, est rev­enue vêtue d’une robe légère décol­letée dans le dos.

- C’est la mau­vaise sai­son. Il fait encore chaud et les pluies ont com­mencé. Dans un mois, il fera plus frais. Vous voulez un thé ?
— Non mer­ci. En revanche, je boirai bien un whisky.

Elle a sor­ti une carafe d’un meu­ble près de la fenêtre, a rem­pli deux beaux ver­res mas­sifs en cristal dans lesquels elle est allée met­tre des glaçons à la cui­sine. Elle a frôlé mon verre avec le sien et m’a entraîné dans le bureau, de l’autre côté de l’appartement. La vue don­nait en plein sur le Cor­co­v­a­do et son immense Christ rédemp­teur qui avait la tête dans les nuages. Elle a posé son verre sur une table ronde et s’est penchée sur un petit cof­fre encas­tré dans le mur, duquel elle a retiré trois liasses de doc­u­ments qu’elle a posés sur le bureau.

- Je vous laisse les regarder tran­quille­ment. J’ai quelques coups de fil à don­ner. N’hésitez pas à vous servir de l’ordinateur. Je suis au salon si vous avez besoin de moi…

Je me suis assis en soupi­rant et j’ai com­mencé à con­sul­ter les doc­u­ments. Il y avait une copie du fameux con­trat et un organ­i­gramme syn­théti­sant tous les acteurs de la trans­ac­tion. Il y avait égale­ment des déc­la­ra­tions annuelles de salaire émanant de la société Brecht e Schmitt et estampil­lées min­istère du bud­get brésilien, dans lesquelles appa­rais­saient le mon­tant des com­mis­sions et leurs béné­fi­ci­aires. Rien d’illégal à cela. Sur des cen­taines de relevés de comptes ban­caires domi­cil­iées en France, au Lux­em­bourg, aux Bahamas et au Brésil, quelqu’un avait suivi cer­tains mou­ve­ments financiers en surlig­nant en jaune des sommes d’argent, les dates à laque­lle elles appa­rais­saient ou dis­parais­saient des dif­férents comptes et les noms des sociétés à qui apparte­naient ces comptes. Il fai­sait nuit quand je suis arrivé à dress­er un pre­mier sché­ma sus­cep­ti­ble de débrous­sailler un peu les choses. Voilà ce que ça don­nait : la DGCN, société de con­struc­tion navale française avait, via sa fil­iale brésili­enne Brecht e Schmitt, man­daté un inter­mé­di­aire en la per­son­ne de Luis Cordeiro, un ban­quier brésilien qui avait touché une com­mis­sion de 5% du con­trat et en avait rever­sé une par­tie à des offi­ciels, ain­si qu’à une autre société brésili­enne dont le rôle m’échappait. Un deux­ième inter­mé­di­aire, le ban­quier libanais Samir El-Traeb, avait touché une deux­ième com­mis­sion, plus impor­tante, peut-être 6 ou 7 %, qu’il avait égale­ment rever­sée en par­tie à l’acheteur. Mais lui avait aus­si injec­té 300 mil­lions de dol­lars dans une société domi­cil­iée au Pana­ma, Pan-up, et l’argent était ren­tré à Paris par le Lux­em­bourg, de société fan­tôme en société fan­tôme. J’avais ain­si la preuve d’une rétro-com­mis­sion ain­si que le nom de la dernière société fan­tôme en ayant béné­fi­cié : Sifloral.

C’est quand j’ai sen­ti l’odeur men­tholée de la cig­a­rette qu’elle venait d’allumer que j’ai réal­isé que Regi­na était dans mon dos. Cela fai­sait qua­tre heures que j’étais le nez dans les dossiers.

- Alors ? elle a dit.

Je me suis levé en m’étirant.

- Alors, c’est de la bombe, jolie poupée. Et si je trou­ve qui se cache der­rière Siflo­ral, ce sera de la bombe atomique.

Elle a souri. J’ai soudain eu envie de l’embrasser. Je suis passé au salon, puis sur la ter­rasse face à la mer qui scin­til­lait sous la lune. Il ne pleu­vait plus. L’air était frais et salé. Je l’ai humé, les yeux fer­més. Elle m’a rejoint.

- Il fait meilleur, n’est-ce pas ? Moins lourd.
— Oui. Tu m’offres un verre ?
— Puisqu’on se tutoie, laisse-moi être franche. Je meurs de faim. Allons plutôt dîner.

Elle est allée remet­tre les doc­u­ments dans le cof­fre, elle a encore changé de tenue au prof­it d’une robe longue et d’un petit blou­son à pail­lette, et nous sommes sor­tis, marchant sur la prom­e­nade le long de la plage. Des gamins brail­lards et torse-nu jouaient au foot sur le sable, faible­ment éclairés par les lam­padaires de la prom­e­nade. D’autres cou­ples déam­bu­laient. Elle m’a pris le bras.

- Tu crois que tu pour­ras sor­tir tout ça ?
— Oui. Mais il me faut tous les élé­ments avant de pub­li­er quoi que ce soit.
— Bien sûr.

Elle s’est tue pen­dant un instant.

- La cor­rup­tion me rend malade, a‑t-elle repris. Je ne com­prends pas pourquoi ce monde ne devient pas plus décent. Mon Dieu, heureuse­ment qu’il y a la presse…

Je n’ai rien dit. Com­ment lui expli­quer que la presse était en train de devenir le prin­ci­pal vecteur de la saloperie du monde ?

- Tu sais ce que tu es ?
— Oui. Une idéal­iste. Dou­blée d’une réaliste.

Elle s’est blot­tie con­tre moi en riant.

Après le dîn­er, on est ren­tré chez elle. Il était con­venu que je dormi­rais dans le salon et qu’elle me rac­com­pa­g­n­erait le lende­main chez moi. Je regar­dais la mer dans l’obscurité à tra­vers la baie vit­rée quand j’ai vu son reflet dans la fenêtre. Je me suis retourné. Elle était nue au milieu du salon. Son corps blanc comme le lait était celui d’une déesse antique.

Pierre Montchal

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