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StreetPress : le kébab des médias

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23 août 2016

Temps de lecture : 13 minutes
Accueil | StreetPress : le kébab des médias

StreetPress : le kébab des médias

Temps de lecture : 13 minutes

[Pre­mière dif­fu­sion le 7 juil­let 2016] Red­if­fu­sions esti­vales 2016

Dossier. Cette entreprise de formatage idéologique a déjà été évoquée ici dans sa structure, ses moyens et ses buts. Mais le sujet est décidément trop riche pour n’être davantage exploité… L’OJIM revient donc sur StreetPress sous l’angle de sa prose, de sa rhétorique, de sa mythologie : quand la caricature vire au burlesque.

Dif­fi­cile d’être aus­si ouverte­ment binaire, mais l’info selon Street­Press, ce n’est pas expos­er des faits et dévelop­per des analy­ses, mais se mas­turber sans fin la fibre clanique dans un esprit post-ado où la con­science des choses se lim­ite à ce qui se fait ou ne se fait pas dans le gang, où le débat col­lec­tif se réduit à scan­der en per­ma­nence ce noir et blanc fon­da­teur d’une iden­tité pré­caire, nor­male­ment tran­si­toire, mais ici com­plaisam­ment entretenue papi­er après papi­er. Il y a ce qui est cool : le rap, le foot, les jog­gings, les man­i­fs, les Noirs et les Arabes, les casseurs, les antifas, les les­bi­ennes, Inter­net et les jeux vidéos. Et puis il y a ce qui « fout le seum » : les flics, l’ordre, l’État, les fachos, la gram­maire et le monde adulte en général. Mis­ant sans doute sur la chute du QI que subit l’Occident et la dégra­da­tion man­i­feste de l’Éducation nationale pour s’imposer comme média col­lab­o­ratif sur la tranche des 20/30 ans d’aujourd’hui, Street­Press divulgue à un rythme soutenu un con­tenu aus­si peu nour­ris­sant qu’il est gras, un con­tenu qu’on con­somme en bande sur le même banc entre deux con­cours de mol­lards et en obser­vant avec fierté le « nike la police » tout juste gravé sur l’une des lattes de bois ; un con­tenu débité au kilo, prémâché et noyé sous des épices à la fois arti­fi­cielles et vul­gaires – en somme, Street­Press est aux médias ce que le kébab est à la gastronomie.

Le degré zéro du journalisme

Ce qui dis­tingue a pri­ori le site, c’est la longueur de ses papiers, un for­mat qui dénote dans le monde des médias Inter­net où la brièveté est en général de mise. On s’attendrait donc à des arti­cles de fond, un peu creusés, avec des argu­ments sub­stantiels, des analy­ses dévelop­pées – que l’espace soit exploité, en somme. On tombe en effet sur quelque chose de tout à fait inédit dans les méth­odes jour­nal­is­tiques, mais pour d’autres raisons. Aucun angle, rien n’est prob­lé­ma­tisé, rien n’est non plus struc­turé ou artic­ulé, ce jour­nal­isme au rabais, exploitant le nar­cis­sisme ver­beux et ignare de la « Net Gen­er­a­tion », pro­pose moins des arti­cles jour­nal­is­tiques que des sortes de témoignages en lan­gage de « dje­unes » adhérant totale­ment à leur sujet, com­plaisants, longs, prévis­i­bles. Loin de toute réflex­ion, de toute cérébral­ité, on s’immerge émo­tion­nelle­ment dans un bon­heur de fans, quand, bien sûr, on ne cul­tive pas la peur des méchants tou­jours sur un plan pure­ment émo­tion­nel, en évo­quant la droite ou les policiers. Mais ce qui est le plus sai­sis­sant demeure cette absence totale de dis­tance par rap­port à leurs sujets. Par exem­ple, l’un des derniers « reportages » de Street­Press s’intéresse à la chaîne de vête­ments de sport « Foot Korner ». Décrivant fascinés les lieux et les êtres qu’ils décou­vrent, recueil­lant les paroles de leurs inter­locu­teurs comme des tré­sors à offrir au lecteur, et sans jamais engager le moin­dre débat ou met­tre l’interviewé face à ses para­dox­es, ce long papi­er soulève pour­tant des prob­lèmes de société tout à fait exemplaires.

Le fantasme des « Boloss »

La plu­part des « jour­nal­istes » de Street­Press sont des jeunes Blancs avec des têtes de vic­times que leurs idol­es de ban­lieue qual­i­fieraient, soci­ologique­ment par­lant, de « boloss » (« bour­geois lopettes », des­tinés, nor­male­ment, à l’humiliation ou au rack­et par les ban­des de racailles des cités). En ado­ra­tion devant tout ce qui tran­spire un peu la ban­lieue, les reporters de Street­Press s’agenouillent donc éblouis devant un exem­ple de pur libéral­isme com­mu­nau­taire tel que l’incarne Foot Korner, sans jamais en relever les aspects prob­lé­ma­tiques. Notam­ment, cet enfer­me­ment com­mu­nau­taire, faisant que le jeune immi­gré de ban­lieue sem­ble tou­jours davan­tage con­damné à mariner dans une cul­ture pré­caire qui l’isole du reste du pays, quoi qu’elle fasse fan­tas­mer le petit Blanc qui, lui, aura tou­jours la pos­si­bil­ité d’y échap­per. Les mœurs un rien frustes des deux frères ayant ouvert leur chaîne à suc­cès sont relayées en toute sym­pa­thie. Par exem­ple, ceux-ci twee­t­ent : «#CaCri­tique­Mais­SaS­uceEnChet­ca », ce qui sig­ni­fie plus ou moins : « Les mêmes per­son­nes jalous­es qui nous cri­tiquent en pub­lic ten­tent de nous séduire en privé. » « Leurs piques régulières sur Insta­gram leur ont déjà valu quelques soucis. Il y a quelques semaines, un con­cur­rent s’installe à Lille. Ils pos­tent une pho­to d’un pied qui lève le troisième doigt. »

Manières de caïds de ZEP, ensauvage­ment des rap­ports humains, que vient cor­ro­bor­er une autre anec­dote. Deux gamins de la cité avoisi­nante expliquent les raisons pour lesquelles ils se sen­tent bien chez Foot Korner : « C’est comme si on était au quarti­er. On n’entre pas en dis­ant : “bon­jour, par­don”. En plus on peut tutoy­er les vendeurs. » 

Derrière la comédie gangsta, le drame social

For­cé­ment, cet ensauvage­ment des mœurs a par­fois des con­séquences hors du cadre du mag­a­sin lui-même. Par exem­ple quand le rappeur Niska, en sep­tem­bre 2015, vient faire une dédi­cace au « Foot Korner » du Havre et que la fête vire à l’émeute. Cette con­séquence logique de la bru­tal­ité des rap­ports décrite plus haut est min­imisée d’une manière pour le moins étrange : « La pres­sion était mon­tée et Niska avait dû couper court. Les médias locaux titrent sur une “émeute” après que des jeunes se sont attaqués aux tramways tout proches. » Street­Press insin­ue donc que le terme « émeute » est inap­pro­prié et stig­ma­ti­sant. Une « émeute », tout ça parce que des jeunes attaque­nt des tramways ! Comme vous y allez, ma bonne dame ! Sauf qu’avec un tel com­porte­ment, on com­prend aisé­ment que la sépa­ra­tion entre la France des ban­lieues et le reste du pays ne peut que s’aggraver. Une France des ban­lieues con­damnée au rap, au foot, à l’émeute et à se trim­baler en jog­ging. « On sait que les grands frères, même avec un Bac +5, ils n’y arrivent pas. Alors on se replie sur nous. » Voilà com­ment se con­clue l’article. Et une phrase aus­si grave, témoignant d’un repli iden­ti­taire revendiqué et posant la ques­tion de la dés­in­té­gra­tion de la société française ne soulève aucune mise en per­spec­tive, aucune mise en garde, chez nos petits Blancs en extase. Der­rière la comédie gangs­ta, le drame social, mais chez Street­Press, jamais on ne fran­chit le pre­mier degré des choses.

Potentiel comique de la bêtise

Cela dit, cette invin­ci­ble adhé­sion au pre­mier degré pos­sède par­fois des ver­tus comiques. L’article sur Babacar Gueye, jeune séné­galais clan­des­tin tué par la police, à Rennes, au cours d’une crise de démence, vire involon­taire­ment au bur­lesque le plus épous­tou­flant. Louis Demar­les réalise une « con­tre-enquête » afin de trans­former un fait divers trag­ique en dossier à charge con­tre la police qui aurait com­mis une « bavure » dans cette affaire. Il s’agit de mon­ter tout un scé­nario pour met­tre en scène l’acharnement sup­posé d’une police digne de celle de Vichy vis-à-vis des nou­veaux Juifs de 40 qu’incarneraient les clan­des­tins. On va donc com­mencer par trans­former Babacar Gueye en nou­velle Anne Franck, en racon­tant sa journée pour sus­citer l’empathie. Chez Street­Press, un clan­des­tin n’est pas un clan­des­tin, ce n’est même pas un « sans-papi­er », c’est mieux, c’est un « sans-pap’ » ! L’étranger ayant pénétré dans votre pays de manière illé­gale, par les ver­tus de l’apocope, est devenu d’un coup « telle­ment cool et stylé » qu’on aimerait tous, comme lui, être un « sans-pap’ ». Avant le drame, afin de pouss­er au max­i­mum l’identification et le pathos dans cet exer­ci­ce d’intoxication qu’est la pré­ten­due « con­tre-enquête », Demar­les touche au sub­lime : « Le 2 décem­bre, la soirée com­mence tran­quille­ment pour “Baba”, mais le jeune sans pap’ a le blues. » Cette manière de romancer des faits que, pour sa part, l’enquêteur n’a jamais été en mesure d’observer n’est pas franche­ment déon­tologique. Mais comme tou­jours, ce qui compte, ce n’est ni la vérité ni la rai­son, mais la jouis­sance émo­tion­nelle par­ti­sane. Bref, notre « sans pap’ » qui va bien­tôt être vic­time d’une police immonde a pour­tant « tout fait pour s’intégrer. Bon danseur, il a pris des cours de Sal­sa avant de dis­penser à son tour des cours de danse africaine. » Il a dû se tromper de con­ti­nent à inté­gr­er, pos­si­ble­ment. Mais ce : « Il a tout fait pour s’intégrer, il a pris des cours de Sal­sa », rédigé sans rire, sans trem­bler, est d’un comique involon­taire redoutable.

Exploitation idéologique des faits divers

Bref, en ce 2 décem­bre, en pleine nuit et comme il a le blues, notre jeune « sans pap’ » s’empare d’un couteau de cui­sine, s’automutile et blesse le jeune homme qui l’héberge. «Il exé­cu­tait des petit pas de danse, et des gestes d’automutilation, qui lais­saient sur son bras et son ven­tre de légères éraflures. Ce sont des gestes rit­uels Baye-Fall [obé­di­ence religieuse, ndlr]. » Le type s’automutile et vous blesse au couteau en pleine nuit parce qu’il se sent « per­sé­cuté par des esprits » et il pousse des cris en wolof, mais cela ne relève sans doute que d’une option cul­turelle dif­férente qu’il faudrait décou­vrir avec bien­veil­lance… Le colo­cataire appelle donc les pom­piers et s’étonne que la Bac débar­que égale­ment (en même temps, vu la sit­u­a­tion, on s’étonne qu’il s’étonne que les pom­piers aient pu ressen­tir le besoin d’une escorte). Celle-ci ne parvient pas à obtenir de « Baba » qu’il lâche son couteau et le perçoit comme très agres­sif. Ce qui serait donc faux, d’après Pierre, le coloc : « La voix de “Baba” était rauque, il était effrayé et effrayant, mais il n’était pas menaçant. » Nuance qu’on ne peut reprocher aux policiers de n’avoir eu la sub­til­ité de percevoir. Ensuite, le « sans pap’ » en transe avance dans l’escalier arme au poing, les policiers paniquent, tirent, l’homme se relève et pour­suit sa route armé. Jusqu’à tomber enfin incon­scient mais tou­jours en vie. Il suc­combera mal­heureuse­ment de la suite de ses blessures. La sit­u­a­tion est donc très claire : les policiers ont paniqué et n’ont pas géré la sit­u­a­tion au mieux, c’est évi­dent. Mais il n’y a nulle part une « bavure », ils n’ont pas prof­ité de leur uni­forme pour mal­traiter quelqu’un. L’article est illus­tré par des stick­ers appelant à l’abolition des fron­tières et des patries. Mais la nature-même de « sans pap’ » n’a stricte­ment aucune inci­dence dans le drame qui nous est rap­porté. Des policiers gèrent mal la crise de démence d’un indi­vidu armé. Celui-ci aurait-il été blanc ou jaune, clan­des­tin ou français depuis Verc­ingé­torix, que leur réac­tion aurait été la même. C’est donc le pseu­do jour­nal­iste qui exploite, lui, sans ver­gogne, un fait divers trag­ique pour l’enrégimenter au ser­vice de sa cause, et quoi qu’il ne dis­pose d’aucun élé­ment tan­gi­ble qui puisse le lui per­me­t­tre. Et l’on peut trou­ver cet acharne­ment con­tre l’image de fonc­tion­naires français sous-payés et con­fron­tés à des sit­u­a­tions tou­jours plus dif­fi­ciles, de la part de fils de bobos se prenant pour des jour­nal­istes, tout sim­ple­ment immonde.

Des perles à chaque article

Sur Street­Press, on glane des per­les à chaque arti­cle, au point que, si la lec­ture n’était si fas­ti­dieuse, on serait ten­té de les col­lec­tion­ner. Dans un arti­cle titré « À Lille, la Police (s’)éclate » et qui présente encore les fonc­tion­naires de Police comme des brutes assoif­fées de sang rép­ri­mant les man­i­fes­tants, attaché à héroïs­er ces derniers, le jour­nal­iste écrit cette phrase : « Un homme en fau­teuil roulant décide de faire un sit­ting. Il restera sur place un bon bout de temps. » Il est vrai que la fac­ulté des tétraplégiques à éterniser les « sit­tings » est remar­quable ! Réal­isant le por­trait de Mar­cus, un com­mu­nau­tariste africain de la « brigade anti-négro­pho­bie », on relaie ceci au sujet des clan­des­tins : « Après les atten­tats, on a dit que cer­tains ter­ror­istes s’étaient mêlés à eux pour ren­tr­er en France. On trou­vait ça impor­tant de soutenir une pop­u­la­tion stig­ma­tisée » explique Mar­cus. Et le rédac­teur de ne pas relever, d’abord, que les faits présen­tés comme des men­songes (des ter­ror­istes se sont glis­sés par­mi les clan­des­tins) sont avérés. Ensuite, que ce déplace­ment du statut de vic­time des jeunes Français assas­s­inés comme des bêtes de boucherie vers les clan­des­tins qui pour­raient, éventuelle­ment, voir leur répu­ta­tion être ternie après les événe­ments, est morale­ment tout à fait scan­daleuse. Plus loin dans l’article, on relaie encore sans la moin­dre dis­tance la défense grotesque que l’avocate du mil­i­tant anti-français présente au tri­bunal qui l’a déjà été con­damné deux fois pour « out­rage à agent » : « “Mon client n’est pas vio­lent mais il exprime ses con­vic­tions de manière risquée” com­plète Maitre Ter­rel. » Hitler devait être à peu près dans les mêmes dispositions…

Reporters en toc pour révolutionnaires en carton

Quand Street­Press réalise un reportage sur les Black Blocs, ces autres fils de bour­geois désœu­vrés occupés à se don­ner des émo­tions en saccageant l’espace pub­lic et en s’affrontant aux CRS, le ton épique, l’adhésion infan­tile, l’absence de recul et la modal­ité binaire sont de mise. « Autour d’un café, Ahmad et Jonathan rem­bobi­nent la scène, des étin­celles dans les yeux : “C’était vrai­ment la honte pour eux. On a inver­sé le rap­port de force. On a vu la peur dans leurs yeux… Ils se sont pris une bran­lée de fou”. » Donc la vio­lence, dans ce sens-là, est présen­tée comme héroïque et exal­tante. Mais quand les jeunes bran­leurs pren­nent leur fes­sée, on obtient ça : « Il gri­mace douloureuse­ment. Selon lui, les policiers n’y vont pas avec le dos de la cuil­lère : “Des man­i­fes­tants ont pris des flash-ball dans la tête. Cer­tains ont fail­li per­dre un œil”. Ça veut dire que les règle­ments ne sont pas respec­tés par la police. L’État laisse faire parce que ça per­met de main­tenir l’ordre par la peur. » On devrait sans doute en con­clure que les CRS sont priés, de leur côté, de retenir leurs coups et de ne pas trop éprou­ver nos Che Gue­vara en herbe. On ne peut pas, d’un côté, out­repass­er toutes les lim­ites du droit encadré de man­i­fester pour prôn­er la vio­lence révo­lu­tion­naire, et de l’autre, se plain­dre que l’État se défende. La naïveté de la réflex­ion trahit bien, cela dit, à quel point, les gamins en ques­tion enten­dent moins faire la révo­lu­tion que de jouer à la révo­lu­tion et, par con­séquent, enten­dent ne se faire tir­er dessus qu’avec des balles à blanc.

Idiotie utile

C’est un peu la même chose avec les jour­nal­istes de Street­Press : ils jouent aux jour­nal­istes, aux éveilleurs, aux esprits forts, sans se ren­dre compte qu’ils prô­nent indi­recte­ment toutes les con­di­tions cul­turelles néces­saires à impos­er en Europe un libéral­isme com­mu­nau­tariste et lib­er­taire à l’américaine, avec toutes les con­tra­dic­tions man­i­festes qu’un tel sys­tème com­prend. Mais ça, ça ne tient pas à la pré­ten­due vio­lence poli­cière, mais au génie des adultes qui, de tout temps, manip­u­lent la fougue et la bêtise adolescentes.