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Dossier : Nice–Matin dans la tourmente

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15 décembre 2014

Temps de lecture : 10 minutes
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Dossier : Nice–Matin dans la tourmente

Temps de lecture : 10 minutes

Depuis plusieurs mois, le quotidien azuréen Nice-Matin est en grande difficulté financière. Nous vous avons déjà présenté plusieurs articles relatant la chute du plus grand quotidien de la côte d’azur. L’OJIM revient sur les difficultés rencontrées par Nice-Matin, précise certains points, et avance quelques hypothèses.

La Chute

Le quo­ti­di­en azuréen con­naît une chute ver­tig­ineuse dans la dif­fu­sion de son jour­nal (et dans ses finances), pas­sant ain­si (selon l’OJD) de plus de 108 000 exem­plaires dif­fusés en 2010 à seule­ment un peu plus de 88 000 exem­plaires en 2013–2014. Un déclin dû à « l’effet du recul con­jugué des ventes au numéro et des recettes pub­lic­i­taires » indique le jour­nal. Le groupe ter­mi­nant l’année 2013 avec 6 mil­lions d’euros de pertes de recettes, une perte accélérée en 2014.

Nice–Matin dans la tourmente

Cliquez pour zoomer. Source OJD.com

Nice-Matin se tourne début 2014 vers son action­naire Groupe Her­sant Média (GHM) et lui demande une avance de deux mois de tré­sorerie représen­tant deux mil­lions d’euros. Le Groupe Her­sant Média, qui a déjà en tête de se désen­gager de Nice-Matin, refuse. GHM recher­chait alors déjà un repre­neur et fondait beau­coup d’espoir en la per­son­ne de Jean Icart, mais aus­si dans un mys­térieux fond d‘investissement suisse GXP Cap­i­tal. Ancien élu munic­i­pal d’opposition (divers droite) au député-maire de la ville de Nice Chris­t­ian Estrosi, Jean Icart paraît alors crédible.

Jean Icart, repreneur ou revanchard ?

Début 2014, quelques mois avant le pre­mier tour des élec­tions munic­i­pales, Jean Icart can­di­dat divers droite à l’élection munic­i­pale, décide de s’allier à l’ancien séna­teur maire de Nice Jacques Peyrat. Une liste com­mune com­mence à être con­sti­tuée, cha­cun des deux hommes se voy­ant alors en tête de cette coali­tion anti-Estrosi. Mais ni Jean Icart ni Jacques Peyrat ne veu­lent céder leur place et les vieux « lions » de la poli­tique niçoise n’arrivent pas à met­tre leur orgueil de côté. Jean Icart se retire alors de la course à la mairie, et sur­prend tout le monde en s’annonçant pos­si­ble repre­neur du groupe Nice-Matin. Une nou­velle qui n’est pas du goût de tous. À com­mencer par le maire de Nice, qui com­prend qu’avec cette reprise, c’est une tri­bune qui lui échap­perait, le quo­ti­di­en lui étant assez bien­veil­lant jusqu’à lors. Nice-Matin sous la coupe de Jean Icart serait-il moins clé­ment avec Chris­t­ian Estrosi ? Un point de vue dont Jean Icart se défend à moitié : « Nice-Matin a été la voix de son maître et ce n’é­tait pas bon. En faire un jour­nal anti-Estrosi, ce serait con­tre-pro­duc­tif ». Jean Icart et l’énigmatique groupe GXP Cap­i­tal devaient réu­nir 20 mil­lions d’euros pour repren­dre Nice-Matin. Mais après quelques semaines de retourne­ments en tous gen­res, Jean Icart n’est finale­ment pas capa­ble de réu­nir la somme attendue.

Redressement judiciaire

Dans l’attente des fonds de Jean Icart et de GXP le Tri­bunal de Com­merce de Nice met le groupe de presse région­al en redresse­ment judi­ci­aire à sa demande en mai 2014.

Cette déci­sion n’empêche toute­fois pas Jean Icart de con­tin­uer sa démarche comme le pré­cise le jour­nal dans une note de la direc­tion : « Elle (la déci­sion de plac­er le quo­ti­di­en en redresse­ment judi­ci­aire) n’empêche en rien Jean Icart et le fonds GPX Cap­i­tal de présen­ter un plan de con­tin­u­a­tion con­forme à leur propo­si­tion ini­tiale, tout en appor­tant à l’en­tre­prise et à ses salariés les garanties de la mise sous pro­tec­tion du tri­bunal ». Une note ren­due publique en même temps qu’un com­mu­niqué pré­cisant la posi­tion du jour­nal et de Jean Icart : « Depuis févri­er, Jean Icart et GXP Cap­i­tal ont à plusieurs repris­es reporté la date de verse­ment de cette somme, en rai­son de dif­fi­cultés tech­niques qui auraient retardé le trans­fert des fonds. La tré­sorerie du groupe Nice-Matin a con­tin­ué de se dégrad­er durant cette péri­ode. C’est pourquoi, la direc­tion de Nice-Matin a demandé l’ouverture d’une procé­dure de redresse­ment judi­ci­aire ». À la suite de « com­pli­ca­tions » encore très floues, Jean Icart retir­era finale­ment son offre de reprise.

L’Appel des salariés de Nice-Matin

En aout 2014 les salariés du groupe Nice-Matin lan­cent un appel aux dons pour sauver leur jour­nal (et leurs emplois). Un procédé inédit en France pour une entre­prise de presse tra­di­tion­nelle. Selon l’importance du don, les salariés pro­posent aux dona­teurs de devenir rédac­teur en chef du quo­ti­di­en le temps d’une journée, ou encore pour 5 euros d’avoir leur nom et leur pho­to dans le jour­nal. Un appel pro­duc­tif : en moins d’une semaine 130 000 € sont récoltés.

Der­rière cette idée des salariés, un objec­tif : repren­dre eux-mêmes le quo­ti­di­en au sein d’une Société coopéra­tive et par­tic­i­pa­tive, et lim­iter ain­si la casse sociale. Mais pour cela, il faut au moins 10 mil­lions d’euros. Une somme, impos­si­ble avec les seuls dons, qui néces­site un emprunt ban­caire, des investis­seurs privés, et un mon­tant sig­ni­fi­catif injec­té par les salariés eux-mêmes !

Tapie dans l’ombre

Le groupe Nice-Matin c’est aus­si le quo­ti­di­en Var-Matin, Mona­co-Matin, mais aus­si et surtout Corse-Matin. Ce dernier quo­ti­di­en est le plus rentable du groupe, et Nice-Matin en détient 50% du cap­i­tal. Le quo­ti­di­en La Provence, détenu par l’homme d’affaire Bernard Tapie, détient les 50% restants du quo­ti­di­en Corse-Matin.

Bernard Tapie réus­sit alors un coup de maitre en sou­tenant finan­cière­ment la société coopéra­tive d’intérêt col­lec­tif (SCIC) des salariés de Nice-Matin. Tapie appuie l’offre à 14 mil­lions d’euros de la coopéra­tive en prê­tant à taux zéro. Il injecte 4 mil­lions d’euros qu’il gage sur l’immobilier des agences locales de Nice-Matin, et reprend les 50% du cap­i­tal restant de Corse-Matin pour 4 mil­lions d’euros. En tout Bernard Tapie met 8 mil­lions d’euros sur la table et devient ain­si le pro­prié­taire entier de Corse-Matin, et de cer­tains locaux de Nice-Matin

La SCIC

Le 7 novem­bre 2014 le tri­bunal de com­merce de Nice donne le feu vert aux salariés de Nice-Matin pour devenir pro­prié­taire de leur jour­nal à tra­vers une coopéra­tive. Le pro­jet du groupe Rossel qui prévoy­ait 376 licen­ciements (au lieu de 159 pour la SCIC) est reto­qué. Un feu vert espéré par les salariés, mais pas seulement…

En injec­tant 8 mil­lions d’euros dans le pro­jet de SCIC des employés du groupe, Bernard Tapie ne s’est pas con­tenté de met­tre le quo­ti­di­en Corse-matin dans sa poche, il en prof­ite pour égale­ment met­tre à la tête de Nice-Matin un de ses proches : Robert Namias, ancien directeur général adjoint chargé de l’in­for­ma­tion de TF1.

Dans un pre­mier temps les salariés de Nice-Matin ont réus­si leur pari en préser­vant un max­i­mum d’emplois grâce à la SCIC. Mais se trans­former en coopéra­tive ne gomme pas tous les problèmes.

Le problème des AGS

Récem­ment l’OJIM révélait une rumeur selon laque­lle le groupe Nice-Matin, en se con­sti­tu­ant en SCIC, serait affil­ié au régime de garantie des salaires AGS. Régime cen­sé aider à pay­er les sur­primes, salaires, et indem­nités de départs des employés.

Dans le cas de Nice-Matin l’affaire se corse un peu. En effet dans le cadre d’un départ, et selon les con­ven­tions du jour­nal, une sur­prime équiv­a­lente de 1 à 2 mois de salaires par année d’ancienneté addi­tion­née à la prime de licen­ciement économique clas­sique doit être ver­sée. Avec les 159 départs à Nice-Matin et une sit­u­a­tion finan­cière loin d’être sta­bil­isé, il paraît dif­fi­cile de régler seul l’addition…

Selon nos sources, l’AGS aurait refusé début décem­bre 2014 de pay­er cette note se réfu­giant der­rière « un vide juridique ». Une des expli­ca­tions pour­rait être que la SCIC ayant récupéré Nice-Matin avec des départs déjà pro­gram­més, les AGS con­tes­tent l’idée de licen­ciement économique et deman­dent à l’entreprise d’assurer elle-même les indemnités.

Le conseil de surveillance

En se con­sti­tu­ant en SCIC le quo­ti­di­en hérite d’un con­seil de sur­veil­lance chargé d’« épauler » la rédac­tion, mais aus­si et surtout de gou­vern­er. Un con­seil se ten­ant aux côtés du nou­veau dirigeant et proche de Bernard Tapie : Robert Namias. Ce con­seil est con­sti­tué de 13 per­son­nal­ités de tous les domaines, sportif, économique et poli­tique. En voici la liste :

  • Mourad Boud­jel­lal, prési­dent du RC Toulon
  • Roméo Cirone, expert-comptable
  • Michèle Cot­ta, journaliste
  • Jean-Louis Cro­quet, créa­teur de TNS-Sofres, pro­prié­taire du domaine viti­cole du Château Thuerry
  • Valérie Decamp, ex-direc­trice générale de Métronews et de La Tri­bune, vice-prési­dente de Media Transport
  • Ade­line de Metz, “senior banker” chez Unicredit
  • Michel Ghet­ti, p.-d.g. groupe FIE (France Indus­trie et Emploi)
  • Alain Guer­ri­ni, p.-d.g. de Pani­ni France
  • Éric de Mont­golfi­er, ancien pro­cureur de Nice
  • Benoît Raphaël, spé­cial­isé en stratégie édi­to­ri­ale, créa­teur du Lab d’Eu­rope 1
  • Jean-Pierre Rivère, prési­dent du club de foot­ball de l’OGC Nice
  • Michel Rubi­no, prési­dent U‑Proximité Sud
  • Claude Weill, ancien directeur de la rédac­tion du Nou­v­el Observateur

Une liste spec­tac­u­laire, mais dont quelques noms appel­lent cer­tains commentaires.

À com­mencer par le prési­dent du club de foot­ball de Nice, Jean-Pierre Rivère, un proche (pour ne pas dire un sou­tien) de Chris­t­ian Estrosi. Nice-Matin cou­vrant l’actualité sportive de la ville de Nice et donc du club OGC Nice (Olympique Gym­naste Club Nice Côte d’Azur), le jour­nal gardera-t-il toute son objec­tiv­ité sur la ligne foot­bal­lis­tique ? On pour­rait en dire autant de la présence du Prési­dent du club de rug­by de Toulon.

Éric de Mont­golfi­er, l’ancien pro­cureur de Nice, n’est de son côté certes pas un grand ami du maire, ni un grand fan de la ville. Les niçois se sou­vien­dront sûre­ment des pro­pos qu’il avait tenus alors qu’il s’apprêtait à quit­ter son poste à Nice : « C’est une terre de ragots, de malveil­lance ici. On ne peut pas faire un pas sans être scruté, dévis­agé (…) Une dif­fi­culté à vivre saine­ment dans la vérité. Je crois qu’i­ci trop de gens ont pris l’habi­tude à la fois de la délin­quance et peut-être une cer­taine arro­gance de la délin­quance ». Son départ aurait du reste été souhaité, « selon une rumeur », par les prin­ci­paux élus, cadres de l’UMP niçois, les députés Chris­t­ian Estrosi et Éric Ciot­ti et le préfet.

Nice-Matin qui avait jusque-là la répu­ta­tion d’être rel­a­tive­ment favor­able au député-maire de Nice Chris­t­ian Estrosi se retrou­ve ain­si aujourd’hui dirigé par un cer­tain nom­bre de per­son­nes qui a pri­ori ne se retrou­vent pas sur la ligne poli­tique du maire. Reste à savoir si la ligne édi­to­ri­ale s’en trou­vera modifiée.

Les millions qui s’envolent ?

Mais le quo­ti­di­en n’est pas sor­ti d’affaire et con­tin­uerait de per­dre entre 1 et 1,6 mil­lion par mois. Pour se con­stituer en SCIC le groupe a dû présen­ter 14 mil­lions d’euros min­i­mum au tri­bunal. Les salariés ont réu­ni un peu plus de 2 mil­lions d’euros de dons et de par­tic­i­pa­tion des employés. Mais il n’est pas exclu que d’autres « dons » aient été faits par des per­son­nal­ités intéressées.

Les salariés ont réus­si à lim­iter la casse et à main­tenir le max­i­mum d’emplois mais le fond de roule­ment de la SCIC paraît très sous estimé : com­bi­en de temps Nice-Matin va-t-il réus­sir à tenir ? Claude Weill du Nou­v­el Obser­va­teur représente les intérêts du groupe BNP (Bergé/Niel/Pigasse), Tapie n’est pas loin, les requins sont nom­breux autour du frêle esquif de la SCIC…

Crédit pho­to : DR