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<span class="dquo">«</span> Nique les journalistes ! »

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8 mars 2013

Temps de lecture : 11 minutes
Accueil | Dossiers | « Nique les journalistes ! »

« Nique les journalistes ! »

Temps de lecture : 11 minutes

Les « jeunes de banlieue » ne se contentent pas de « niquer la police », ils aiment également s’en prendre aux journalistes. Ces derniers, pourtant, n’ont cessé de caresser le délinquant dans le sens de la casquette, et même lynchés en retour, ils continuent de lui lécher les Nike. Les journalistes sont-ils masos ?

Durant les émeutes de 2005, Serge Michel, du mag­a­zine suisse L’Hebdo, inau­gure le Bondy Blog, un média en ligne ayant pour voca­tion de racon­ter la France de la diver­sité, en envoy­ant se relay­er des jour­nal­istes en immer­sion dans une cité. Reprochant à ses con­frères français de ne pas con­naître la réal­ité des ban­lieues de l’intérieur, il pré­tend ain­si don­ner une autre image de ces ter­ri­toires perdus.

Il faut en effet se sou­venir qu’au tour­nant des années

2000, les grands médias – notam­ment TF1 — com­men­cent enfin à se faire l’écho de la sit­u­a­tion dra­ma­tique des ban­lieues français­es, lesquelles se sont pour­tant enfon­cées depuis une bonne dizaine d’années déjà dans la vio­lence, la haine anti-française et la dic­tature des caïds, sans qu’aucun jour­nal­iste n’assume de relay­er une réal­ité coupable de ne pas cadr­er avec le « poli­tique­ment cor­rect ». Alors que l’omerta idéologique com­mence à être en par­tie lev­ée face à l’énormité des faits, la gauche accuse les médias qui suc­combent au réel de créer un « sen­ti­ment d’insécurité », en somme de fomenter un pur fan­tasme. Elle paiera du reste cet ultime déni par un échec reten­tis­sant aux élec­tions de 2002.

Pierre n’a pas de chance, il est grand, blond et blanc…

Durant l’automne 2005, quand ce pré­ten­du fan­tasme tourne à l’ébauche de guerre civile, des jour­nal­istes suiss­es se relaient ain­si dans un local de la cité Blan­qui pour devenir la voix de la diver­sité et par­ler depuis l’intérieur des ban­lieues. Un mois après le début de l’expérience, le jour­nal­iste Paul Ack­er­man se fait agress­er, sort naturel de tout intrus, blanc de sur­croît, dans un tel envi­ron­nement, aus­si divers soit-il. Mais cela, il fal­lait en effet être jour­nal­iste (suisse ou parisien) pour l’ignorer… ou s’en éton­ner. Quoiqu’il en soit, Ack­er­man, en accord avec sa rédac­tion, ne porte pas plainte et le blog est lancé avec un suc­cès décu­plé par l’affaire de cette agres­sion. Témoignant en effet de la ban­lieue vue de l’intérieur, d’autres agres­sions de jour­nal­istes seront relatés par les bloggeurs du Bondy Blog, comme celle de Pierre, en 2007, un jour­nal­iste de 20 min­utes : « Pierre n’a pas de chance, il est grand, blond et pour tout dire blanc. Ses vête­ments aus­si font de lui le bouc émis­saire idéal. Ce matin, il ne savait sans doute pas qu’il devait se ren­dre en ban­lieue. » Depuis, tout de même, le jour­nal­iste parisien a appris à se méfi­er du « jeune » : « L’envoyé de 20 Min­utes qui vis­i­ble­ment l’avait repéré avant moi, accélère le pas et baisse la tête en faisant sem­blant de ne pas le voir. » Cela ne l’empêchera pas de finir gazé et lynché par trente per­son­nes sans même qu’un début de dia­logue ou de dis­pute ait pu s’amorcer, et sans qu’on sache, de sa blancheur de peau ou de sa « sacoche de jour­nal­iste », ce qui lui est essen­tielle­ment reproché.

Reporters de guerre

En fait, depuis que les jour­nal­istes sont allés voir ce qui se pas­sait vrai­ment dans les ban­lieues français­es, ils se font lamin­er par ceux-là même qu’ils red­outent plus que tout de « stig­ma­tis­er ». Et la sit­u­a­tion a telle­ment dégénéré que la moin­dre enquête en « zone de non-droit » paraît s’apparenter à un reportage en zone de guerre. C’est en tout cas ce que rap­por­tent ces jour­nal­istes de Valeurs Actuelles en mis­sion à La Vil­leneuve (Greno­ble) : « Une mil­i­tante asso­cia­tive prévient : « Depuis le départ des Robo­Cop [les policiers en tenue antiémeute, NDLR], si vous débar­quez avec vos appareils ou posez des ques­tions, vous risquez l’agression. Pour cir­culer dans la cité, il faut recourir à un pro­tecteur, comme en zone de con­flit. Le nôtre est un géant noir qui préfère ne pas être nom­mé : “Si on sait que je vous ai aidés, je passerai pour un traître” ». Char­mante ambiance de travail…

C’est notre métier !

Heureuse­ment, se faire sys­té­ma­tique­ment agress­er est devenu une norme que cer­tains sem­blent tolér­er avec un flegme assez déroutant. Ain­si ces jour­nal­istes du Parisien, vic­times d’un vol avec vio­lence en 2009. A la ques­tion de savoir s’ils ont été sur­pris par l’agression, ils répon­dent : « Pas vrai­ment. Nous avons l’habitude d’évoluer dans ce genre de ban­lieue. C’est notre méti­er ! » D’autres fois, l’agression est plus pit­toresque, comme pour ce jour­nal­iste de M6 venu faire un reportage à la bien nom­mée « cité des poètes » (93) qui, sans doute en hom­mage à Molière, s’est fait ross­er de coups de bâton après avoir été séquestré dans un apparte­ment désaf­fec­té et avoir dû promet­tre de ne plus revenir.

Les jour­nal­istes des Inrocks, qui s’extasient à longueur de colonnes sur « la diver­sité » et trou­vent générale­ment des excus­es au com­porte­ment des caïds de ban­lieue n’arrivent pas pour autant en ter­ri­toire ami. En jan­vi­er dernier, deux d’entre eux, en reportage à la cité des Cour­tillières à Pan­tin, se fai­saient décrocher la mâchoire et dévalis­er par des hommes cagoulés qui ne devaient pas lire le mag­a­zine branché. « C’est notre cité, vous avez cinq min­utes pour dégager ! » leur avait-t-on pour­tant expliqué, dès qu’ils furent sur place, avec sans aucun doute l’intention de mon­tr­er l’infondé du « sen­ti­ment d’insécurité ». À ce stade, on serait presque ten­té de par­ler de péd­a­gogie du réel.

Caillassage et coup du lapin…

À Lyon, en octo­bre dernier, les langues com­mençaient de se déli­er. En effet, un jour­nal­iste de Télé Lyon Métro­pole se fait d’abord rac­com­pa­g­n­er manu mil­i­tari par les chefs locaux jusqu’aux lim­ites de leur ter­ri­toire. Le jour suiv­ant, ils revi­en­nent à deux jour­nal­istes, tôt le matin, pen­sant les esprits calmés et les « jeunes » encore au lit. Cette fois-ci c’est une voiture qui les emboutit par der­rière, le choc blessant le con­duc­teur d’un léger coup du lapin. Exas­pérés, ils se déci­dent enfin à porter plainte, Le Pro­grès pub­lie un écho et la rédac­tion de France 3 Rhône-Alpes avoue avoir subi des jets de pier­res. Tous ces gens don­nent ain­si par­fois l’impression d’être les vic­times d’un même vio­leur qui doivent s’encourager les unes les autres pour avouer les sévices subis. Et on a pour­tant affaire à des pro­fes­sion­nels de l’information…

Aveuglement idéologique

Mal­gré les humil­i­a­tions et les coups sys­té­ma­tiques, l’invraisemblable sol­lic­i­tude dont témoignent les médias français pour les « jeunes » sem­ble tou­jours intacte, ce qui demeure un mys­tère pour le moins fasci­nant, à moins qu’elle ne prou­ve seule­ment la puis­sance infinie de l’aveuglement idéologique. Par exem­ple, lorsque est dif­fusé sur Arte, en sep­tem­bre 2010, le doc­u­men­taire La Cité du mâle, trai­tant du machisme dans les « quartiers », le film est vive­ment cri­tiqué par l’ensemble des médias français et jugé car­i­cat­ur­al ou à charge, quand bien même une telle cri­tique n’est émise que du fond des rédac­tions parisi­ennes. Il faut dire qu’une con­tro­verse avec la « fixeuse » avait reporté la dif­fu­sion du doc­u­men­taire et que celle-ci pré­tendait déjà que le film don­nait, à tort, une mau­vaise image des jeunes des quartiers. Ques­tion de mon­tage. Pour­tant, l’extraordinaire vio­lence des pro­pos émis par des garçons que la « fixeuse » avait elle-même castés, ne pou­vait pas être pro­duite par la seule magie d’un mon­tage par­ti­san ! Cette fixeuse fut con­damnée par la suite à qua­tre mois de prison ferme pour men­aces de mort sur la réal­isatrice. Était-ce pour s’élever con­tre la car­i­ca­ture que l’on fai­sait des ban­lieues ? On ne le sait… Mais ce qui est cer­tain, c’est que cette infor­ma­tion qui don­nait au débat une con­clu­sion judi­ci­aire, n’a guère été relayée avec autant d’énergie par ceux-là mêmes qui avaient d’emblée soutenu la cause de la « fixeuse » de banlieue.

Un ramassis de clichés stigmatisants…

La palme de l’hypocrisie, sur ce sujet, est obtenue, comme sou­vent, par Libéra­tion. Le quo­ti­di­en de la gauche parisi­enne, en effet, s’était par­ti­c­ulière­ment acharné sur ce doc­u­men­taire cen­sé être un ramas­sis de clichés stig­ma­ti­sants. Mais quand Lau­rent Jof­frin, le directeur de la pub­li­ca­tion de Libé, répond aux ques­tions de Respect Mag quant aux rela­tions de ses jour­nal­istes à la ban­lieue, en jan­vi­er 2010, celui-ci répond : « Il y a eu une péri­ode ter­ri­ble où l’on avait du mal à trou­ver des gens pour y aller ! Au moment des émeutes de 2005, on a été obligé d’envoyer un grand reporter étranger… » Ce sont donc des gens qui n’osent pas y met­tre les pieds qui don­nent à ceux qui y enquê­tent des leçons d’optimisme sur la banlieue…

Le symptôme d’une rupture

Pour expli­quer cette sit­u­a­tion aus­si invraisem­blable qu’inédite, où l’information réelle sur les ban­lieues est empêchée tant par une auto­cen­sure idéologique que par des tabas­sages en règle sur le ter­rain, on nous donne tou­jours les mêmes raisons : la faute reviendrait aux jour­nal­istes eux-mêmes qui, ayant don­né une mau­vaise image des ban­lieues, récolteraient aujourd’hui une fureur légitime. Vient d’abord l’argument que ne seraient rap­portés de ces zones périphériques que les dys­fonc­tion­nements, jamais ce qui marche. Certes, sauf que c’est générale­ment le pro­pre des médias de procéder de la sorte, et ce sur tout le ter­ri­toire et sur tous les sujets. On par­lera d’un train qui entre en gare avec trois heures de retard, rarement de celui qui arrive à l’heure. On nous par­le égale­ment de com­plai­sance spec­tac­u­laire pour la vio­lence que sécrète la ban­lieue. Il serait ten­tant de se pli­er à un sem­blable argu­ment tant les médias, pour se ven­dre, con­fèrent en effet sys­té­ma­tique­ment un relief spec­tac­u­laire aux évène­ments. Mais ce serait omet­tre un fait essen­tiel : c’est que ce que l’on nous rap­porte — lyn­chages racistes, vio­ls col­lec­tifs à répéti­tion, féo­dal­ités de la drogue, meurtres bar­bares — est réelle­ment spec­tac­u­laire aux yeux de n’importe quel type à peu près nor­mal ! Que la voix off soit gut­turale ou non !

Syndrome de Stockholm…

Enfin, les jour­nal­istes qui jus­ti­fient ain­si leur pro­pre mal­trai­tance, au-delà du syn­drome de Stock­holm qui est la mal­adie men­tale dont l’Europe paraît atteinte depuis au moins trente ans, les jour­nal­istes qui jus­ti­fient ain­si leurs agresseurs par les argu­ments de ces derniers dis­ent en somme : il est nor­mal que des gens offen­sés parce qu’on les sus­pecte de vio­lence vous défon­cent la gueule pour vous pass­er l’idée de con­tin­uer à le faire ! Une rhé­torique absurde qui rap­pelle ce réflexe ahuris­sant des musul­mans fana­tiques appelant à tuer sans pitié ceux qui osent insin­uer que leur reli­gion se mon­tr­erait sou­vent par trop brutale…

Des zones en sécession

Il n’est nul besoin d’analyser sérieuse­ment un argu­men­taire aus­si vide pour trou­ver les raisons du rejet des jour­nal­istes en ban­lieue. Il est sim­ple­ment cor­rélatif au rejet des policiers, des pom­piers, des médecins, en somme, de tout ce qui représente, aux yeux des ban­des, l’« autre camp » vécu comme une puis­sance colo­niale. Les médecins se font-ils cail­lass­er parce qu’ils soignent les patients du 9.3 avec trop peu d’amour ? Les pom­piers, parce qu’ils éteignent les feux avec un ent­hou­si­asme feint ? Non, le rejet des jour­nal­istes des zones pudique­ment dites de « non-droit », et qui se trans­for­ment pour eux tou­jours davan­tage en zones de guerre, révèle sim­ple­ment que celles-ci se con­stituent année après année en zones autonomes en séces­sion vio­lente avec le reste de la société française. Un bilan dra­ma­tique qui aurait peut-être pu être évité si les médias n’avaient pas détourné si longtemps les yeux de la plaie de peur qu’elle ne s’infecte, ou s’ils n’y avaient posé inutile­ment le panse­ment bar­i­olé de leurs bons sentiments.

Une nouvelle génération de journalistes ?

À force d’avoir cul­tivé un « fan­tasme de sécu­rité » au sujet des ban­lieues, un pur délire opti­miste, les jour­nal­istes français, non seule­ment se pren­nent le retour du réel dans les dents quand ils ont le courage de quit­ter leurs rédac­tions pour tra­vers­er le périphérique, mais décou­vrent en plus, dans les rares occur­rences où ils osent dress­er un con­stat sans fard, une hor­reur qui dépasse les fic­tions les plus pes­simistes. Ce que démon­tre avec effroi et brio le doc­u­ment de Lau­rent Ober­tone, se bas­ant sur une sim­ple et métic­uleuse recen­sions de faits, La France Orange mécanique (Ring). Mais c’est sans doute parce que l’auteur n’a que 28 ans qu’il est capa­ble de s’affranchir d’une vieille idéolo­gie au ser­vice du men­songe d’état, et parce qu’à son âge, il est vrai qu’on a moins con­nu les raisons que les con­séquences de ce men­songe. On peut donc espér­er qu’une nou­velle généra­tion de jour­nal­istes sera capa­ble, à son exem­ple, de cor­riger avec courage les erre­ments des précé­dentes, et de regarder enfin le réel en face, même, et surtout si celui-ci est odieux. Dénon­cer les erreurs poli­tiques et révéler les con­di­tions de vie réelles du peu­ple, voilà qui se trou­ve être, au fond, la légiti­ma­tion his­torique de ce qui fut longtemps un contre-pouvoir.

MD

Crédit pho­to : journalismes.info